Dernier royaume. Tome 1, Ombres errantes. Tome 2, Sur le jadis. Tome 3, Abîmes

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Quignard Pascal
Ed. Grasset
Date de publication : 01/01/2002

Pascal Quignard titrait un admirable essai sur Louis-René des Forêts : Un v?u de silence (Fata Morgana, 1985).

Lecteur, liseur, « chien de lisard » décochait-il dans un récit essentiel : Le lecteur (Gallimard, 1985), dont la fulgurance irise et irrigue toute l'?uvre à venir. Lecteur solitaire est un pléonasme pour Quignard. Lire est une posture, un « physique » vrillé à un inassouvissement initial. Il faut voir profiler le portrait en miroir que dresse Quignard de La Bruyère dans Une gêne technique à l'égard du fragment (Fata Morgana, 1986 pp 66-67). L'être lecteur est une texture et un élan. Veiller, voler, chasser, guetter, flairer, bondir, rapiner, ravir, dévorer : écrivain prédateur, lecteur épieur. Rapacité de la littérature : traces, indices, reliques, bris, tatouages, empreintes, enfantillages et distractions, anecdotes et « sordidissima », la littérature se repaît de tout. Les Petits traités (Maeght tomes I-VIII, 1990), suite monumentale déployant l'arche des connaissances austères et disparates, déterrées et comme rebaptisées, sont des demeures à la fois fantomatiques et poreuses d'où sourd la mélancolie d'un art poétique qui travaille la nuit des temps comme un grand récit fragmenté et lacunaire dont il s'agit de soutirer la flèche primordiale et d'ausculter les lettres dispersées. Il y a du chiffonnier benjaminien chez Quignard, à la recherche d'une voix première assourdie.
Avec Dernier royaume, Quignard entame une encyclopédie des origines, dont trois volumes paraissent, et qui annonce un ensemble plus ample et plus solaire que les Petits traités, moins endeuillé que Vie secrète (Gallimard, 1998), somme en soi contenant une dramatique intransitive et blessée, où « une méditation sans concepts » s'approche de la nuit de l'origine et ouvrant une ère non verbale {qui} est l'espace même du silence. Dernier royaume est, d'autre part, plus offensif ; la force d'attrape et d'attaque s'accroît ; les chapitres sont autant de têtes chercheuses et captatrices , découpant dans un corpus introuvable des récits-commentaires (forme hybride articulée) où Quignard se fait chroniqueur, (af)fabuliste, conteur (ce qu'il, affectionne, le conte étant le « plus ancien », le « moins humain » et le « plus onirique » , III, 205), mémorialiste de mémoires englouties, « chaque tome reflèt{ant} tout le ciel de son origine explosive jusqu'à nous », dit-il dans le beau livre-entretien avec Chantal Lapeyre-Desmaizon (Le Flohic, 2001,p.213).
« Dernier royaume est le tout », dit-il encore, où il s'agit d' « un travail du langage pesant, pensant, penchant, dépensant lui-même » (I,16). S'installant décisivement dans une « anachorèse dérimante » (I, 126), d'habiter un secret en le confrontant au paradoxe de sa nomination , la tension est extrême et inaltérable entre « Il faut un nom à l'anonyme » (I, 170) et « Nommer vieillit le monde » (II, 120). Si Quignard ressuscite des noms perdus, glose des phrases détachées de leur laisse insue, débusque quelques mots effrayés de palpiter dans une langue qui leur donne le ton, c'est dans une achronie et une anachronie qui se partagent ce qui nous précède, ce qui n'est plus, et ce qui, n'étant plus, n'est pas moins contemporain par exhumation. Un « avant l'avant » (II, 195) que Quignard appelle « le Jadis », l'origine éclatée en mille morceaux, recomposée, récapitulée avec tous les passés décomposés. « Inconditionnel sortir »(II,142). Intensifier le présent et revivifier le Jadis, devenir son Orphée, l'orfèvre de son assomption, et pour cela humer les origines, héler les ancêtres, houspiller les modernes de la perte sèche des lieux de l'ancien. Lire serait « incendier de perte le perdu » (I,136). Mais « la meilleure source est celle qui éparpille l'?il de l'épouvante? Ecrire pointe et assigne des fragments atterrés » écrit Jean-François Lyotard dans un magnifique texte consacré à Pascal Quignard (in Revue des Sciences humaines 260,2000 p.254).
Dire l'origine et la « pratiquer ». L'écriture déclenche et enclenche, augure et inaugure, sans prédiction et sans avenir. Ce pouvoir exorbitant de la littérature est guetté par l'ornière et l'origine. Cette dernière contamine une écriture, celle de Quignard, qui parfois se cite, s'érige en formules, prend de la hauteur, « vues sur échasse » dirait Wittgenstein qui ne donnent plus à voir, mais voient, seules.

T.1 19.05 ? - T.2 21.30 ? - T.3 20.20 ?

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