Des lieux et des hommes

Des lieux et des hommes
Means David
Ed. Gallimard
Date de publication : 01/03/2013

Théories complémentaires : dynamite

En vue de faire place nette pour la construction du centre administratif de la ville, une équipe arriva de Chicago et, après avoir examiné la structure du Delvic, plaça des charges d'explosifs dans des endroits stratégiques avant de les relier les unes aux autres. Il y avait quelque chose de prometteur dans leurs casques orange vif et dans la manière désinvolte avec laquelle ils manipulaient ce matériel dangereux. Ils passèrent un temps fou à localiser et à charger la légendaire poutre maîtresse, cette pièce d'acier fondamentale servant de clé de voûte à la structure tout entière. Ils s'installèrent dans la rue avec leurs trépieds topographiques, calculant les angles et les risques, estimant la vitesse de l'effondrement et la dimension potentielle du nuage de poussière qui s'élèverait de cette masse tel un gigantesque animal à fourrure. La lourde façade tarabiscotée de l'hôtel - qui avait à une époque conféré à la ville un air optimiste de grandeur et d'espoir, avec ses moulures rococo en plâtre, ses médaillons en terre cuite à la Louis Sullivan, ses gargouilles grimaçantes en forme de grenouille, accroupies dans les angles au sommet et visibles uniquement au crépuscule quand le soleil irradiait les cieux - resta debout même après l'explosion, alors que le squelette intérieur se tassait sur lui-même au ralenti, à la manière dont pourrait fondre à la chaleur une pièce montée (le tout s'opérant en l'espace de quelques secondes d'un ébahissement empoussiéré) ; mais, à y regarder de près - si l'on en croit ceux qui étaient présents -, on vit la façade se soulever, se fendiller sous la pression d'infimes fractures, tandis qu'elle luttait contre sa fin imminente. D'autres spectateurs jurèrent qu'ils n'avaient absolument rien vu.'

Extrait, p. 125-126

Les personnages de David Means sont des êtres déchus, animés de désirs de revanche comme de rêves d’absolution. Prostituées, anciens du Vietnam traumatisés, fous de Dieu… Ils peuplent des lieux habités d’une telle présence qu’ils semblent en être l’émanation et ne constituer qu’un élément du décor parmi d’autres.
Les sources d’inspiration de l’écrivain reflètent la variété des paysages de ce pays-continent et ses mythes écornés. L’Amérique postindustrielle comme le Midwest décati. Une étendue au large de Cleveland dont dépend l’approvisionnement en eau de la ville. Un parc donnant sur l’Hudson, où deux amants réalisent que leur liaison touche à sa fin. Les chutes du Niagara, destination finale du corps d’une jeune fille qui semble prise dans les remous de sa propre tragédie. L’oreille devenue folle d’un habitant de Manhattan qui subit les assauts d’un voisin très bruyant. La chambre d’un hôpital de banlieue dans laquelle un jeune père attend avec anxiété un diagnostic qui menace le cours de son existence. Ou encore un campement poussiéreux du Nebraska où un groupe d’activistes stupides fomentent une révolution.

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