En Sibérie
Ed. Hoëbeke
Date de publication : 01/04/2010
La Sibérie : un immense « nulle part », grand comme les États-Unis et à peu près inconnu, peuplé de fantômes, sillonné par les errances fiévreuses de popes illuminés, de shamans égarés, de ce qui reste encore de tribus nomades, terre d'exil des bannis de la civilisation, prison-continent, poubelle du communisme - et terre d'utopie malgré tout, rêve encore de page blanche où tout peut recommencer. Une énigme. S'y aventurer, y vivre, impose d'explorer en soi des territoires inconnus, où tous les chemins, tous les repères se perdent.
Lorsqu'il entreprend ce voyage de six mois à la fin des années 1990, nulle question pour Colin Thubron de faire du tourisme, mais bien de se laisser envahir en une lente imprégnation par cette immensité dévastée, son silence, ses improbables laissés-pour-compte, abandonnés entre usines en ruines et déchets nucléaires, s'efforçant de vivre, malgré tout. Ici un descendant de Raspoutine, là des savants oubliés de tous qui s'obstinent à mesurer la « signature magnétique » de leurs patients, plus loin, un archéologue persuadé d'avoir trouvé les origines de l'humanité, d'hypothétiques shamans sans plus de mémoire, un agent du KGB devenu prêcheur baptiste - jusqu'à cette femme déportée en 1938 dans le goulag de Vorkuta et restée là depuis, qui ne parvient toujours pas à condamner le communisme : en ce temps-là au moins, soupire-t-elle, en se détachant à grand-peine de son feuilleton mexicain, on croyait en quelque chose... Car comment vivre sans croire ?
Immense écrivain, sans conteste le plus grand travel writer vivant, de la dimension d'un Nicolas Bouvier pour l'acuité du regard, cet art de tisser en quelques mots l'esprit d'une scène, dès lors inoubliable, et d'un Claudio Magris pour sa manière de saisir entre passé et présent l'âme même d'un lieu, Colin Thubron digne ici un chef-d'oeuvre.