La philosophie aggrave tous les cas qu'elle traite, les problèmes qu'elle soulève,
en cela fidèle à son site premier et dispersé. Elle ne se contente pas de « poser-les-bonnes-questions » ni de réfléchir (sur) son époque, rivalisant de sagesse ou légiférant de certitude au sujet de ce qu'il y a à savoir, eu égard à ce qui se présente, commentant interminablement les faits du jour et les malheurs du temps. Si Badiou est une singulière figure de la philosophie contemporaine, généreuse et revêche comme pourrait l'être celle de Deleuze, c'est en raison et en vertu de ce parti pris de la philosophie de ne céder à aucune litanie de la fin (d'elle-même, de la métaphysique, des idéologies, du progrès?), ni à aucun pathos de sa « responsabilité écrasante » face aux crimes du siècle, à un état de choses « socialement » désastreux ou historiquement déterminant, et qui demanderait de sa part réévaluation et comptes à rendre. Ni acquiescement ni reniement. La philosophie constitue, conçoit, un « espace conceptuel unifié où prennent place les nominations d'événements qui servent de point de départ aux procédures de vérités », lit-on (chaque mot pèse) dans
Manifeste pour la philosophie (Seuil, 1989), salubre et caustique mise au point et comme la peau irritée de l'?uvre monumentale qui l'a précédé : L'être et l'événement(Seuil, 1988), que le volume publié tente à la fois de faire saillir les nervures, mais aussi d'en repérer les béances et les obstructions, les torsions de lecture pointées avec sévérité par tous les intervenants, de développer, dans toutes ses ramifications, ce que Badiou entend par les « procédures génériques » productrices de vérités, et qui se nomment : le mathème, le poème, l'amour et la politique (les trois derniers attendant encore leur axiomatique). C'est sous ces conditions et dans la disposition conjoncturelle de la compossibilité de ces procédures que s'exerce une pensée « sur la brèche du temps », un temps capté par la déréliction du thème de la finitude, ou la nostalgie du sol grec de la Présence » (Le nombre des nombres, Seuil, 1990, p.75). Il n'y a là aucune arrogance ou reprise de savoirs institués, mais « un pas de plus » (Manifeste?, p.12) que le philosophe doit tenir à poser, avancer, soutenir, spécifier, nommer, avec méthode et dans un souci de rationalité évitant toute « obscure profondeur » (Multitudes n°1 p.201, note). C'est cette tenue affirmative, ce geste impératif (parfois tranchant, qui décide et prescrit) de la fidélité à la pensée, en pensée, qui qualifie souverainement l'?uvre de Badiou dans toutes ses déclinaisons « formelles » : le roman, l'essai, le théâtre, le traité, le manuel, mais aussi l'activité d'éditeur, de directeur de collections etc.
Nous regrettons cependant l'absence d'ensemble des romans de Badiou, le diptyque babèlien et rébarbatif de La trajectoire inverse (« Almagestes » et « Portulans »), le très hugolien Calme bloc ici-bas, ainsi que le cycle théâtral des Ahmed, magnifique personnage qui philosophe pour « armer les enfants de toutes les ressources de la langue et de la pensée » et « le faire dans la puissance du rire » (Actes Sud/Papiers, 1995).
Alain Badiou, penser le multiple est une traversée, en profondeur et en détail, la consistance et l'acuité critique des analyses donnant l'exacte mesure de l'ampleur proprement sidérante du système, des thèses philosophiques de Badiou depuis Théorie du sujet, et qui nécessite de la part du lecteur une connaissance sûre de l'?uvre.
D'où ce très singulier dialogue, où la théorie se prolonge en des scènes poétiques, souvent drôles. Marie Depussé écrit, parfois dans ses mots à lui, ou dans sa langue à elle, sa pensée à lui. Il y a dans ce duo beckettien une tendresse distante, son insolence à elle, son rire à lui.
«Ils sont assis sur les marches en pierre un peu sales du château, par toutes les saisons. Ils attendent. Tu dis que les psychotiques sont comme des colis en souffrance, oubliés dans une gare de campagne. Quand ton maître en psychiatrie, le catalan François Tosquelles, est venu à la clinique de La Borde, il a regardé les marches et il a posé une seule question : 'à quelle heure passe le train ?'
Tu es psychiatre, un grand psychiatre comme on dit dans les romans... Pas moi. Si nous sommes là, à parler, et si nous partageons quelque chose, ce n'est pas un savoir, mais une obstination, un amour... Ce mot-là, il faut le dire dans la marge, sans accent, en douce. Nous aimons passer nos jours avec les fous.»
Dialogue avec Marie de Solemne
En évoquant sa vie en Algérie, Malek Chebel nous livre des aspects de la pensée arabo-musulmane, ses traditions, ses merveilles et ses limites. Sans polémiques stériles et loin de la folie de certains, comment accueillir l'Autre sans craindre sa différence.
Toute biographie est un tombeau, une consécration et un enfouissement.
Qui veut dire le tour de la question oublie les tours et disperse la question. « Ces « chers disparus », on les avait apprivoisés dans nos devantures et dans nos pensées, mis sous verre, isolés, grimés, offerts ainsi à l'édification ou destinés à l'exemplarité » écrit De Certeau dans un beau livre rare : L'Absent de mémoire (Mame, 1973, p.156). L'imposante biographie que lui consacre François Dosse est à l'image de la vie et du parcours de Michel De Certeau : foisonnante, haletante (Certeau était un infatigable voyageur), en transit perpétuel, en cheminement continu. Dosse a suivi Certeau : tout lu, de et sur lui, compulsé toutes les archives - qu'il cite abondamment ? interrogé les amis, collaborateurs, collègues, innombrables. L'impression et l'incertitude qui s'en dégagent, et la liste vertigineuse (p.12) de ceux présents à ses obsèques l'attestent : anthropologue, sémiologue, historien, sociologue, théologien, co-fondateur de l'Ecole freudienne de Paris, Certeau fut un passeur considérable, un arpenteur frontalier de toutes les disciplines, incitateur et agitateur de toutes les recherches, les accompagnant généreusement de leur naissance et, avec une attention soutenue, jusqu'à leur accomplissement. « Une curiosité insatiable, scrutatrice, impérieuse » disait-il de Foucault (L'Absent? , p.116). Autant pour lui-même. « Une passion de l'altérité » écrivait la fidèle Luce Giard dans un magnifique Cahiers pour un temps (Centre Pompidou, 1987). Acteur de sa démarche, cartographe de ses itinérances, Certeau a su s'exposer à tous les courants, et il en a tiré un savoir « voyagé » (comme Serge Daney appelait dans son Journal à un cinéma « voyagé ») : traversé, vérifié, remué et passé. Rien d'une thésaurisation des acquis malgré l'étendue des connaissances. Loin des grilles interprétatives et des cadres théoriques, la tentative de Certeau est plutôt d'élucudation nécessaire (comme il le dit de mai 68 dans La prise de parole ? Seuil/Points, 1994, p.39), que de compréhension enveloppante (à la différence de Ricoeur, autre lecteur vorace mais moins hérétique), de pénétration des champs et des domaines à explorer : notes, réflexions, synthèses denses et rapides, études cursives en vue de l'incursion, recensions et articles sondeurs? « Ecritures-labeurs », disait-il modestement. Il s'agit moins d'épuiser le savoir, dans une indispensable mais vaine érudition qui se l'approprierait, mais de la prendre en écharpe, en « perspective » et de tresser, de proche en proche, ses lignes de fuite au plus loin de son lieu d'origine. Haute pratique de l'écart. Un pas de côté, plutôt qu'un pas de plus. Approche imperfective et stratifiée qui culmine dans ce chantier admirable, ouvert à tous les vents, qu'est L'invention du quotidien (dont le premier volume, Arts de faire, est entièrement rédigé par Certeau) : une sociographie empathique et affine (ce « quasi-concept d'affinité » écrit-il dans Politique de la langue ? Folio actuel, p.54), une microphysique des pratiques sociales et culturelles qui cherche à repérer l'usage à partir de l'étude des objets et des combinaisons d'opérations qui mettent en place les individus et les groupes. Elever l'ordinaire à une intelligibilité commune (ce qu'a manqué la sociologie de Bourdieu par exemple). Nous lirons dans ce volume un texte séminal : « Lire : un braconnage », et, en linéament, une anthropologie du croire qui se retrouvera dans l'?uvre ultime et restée inachevée : La fable mystique, XVIe-XVIIe siècles (Tome 1, Gallimard/Tel ,1987), où l'énonciation mystique est expérimentalement saisie : le corps de la langue exsude, passions, terreurs, béatitudes retournent le discours spéculatif sans l'exclure, ouvrent à une « poétique du corps » (pp.407-411). Ecrire convoque et taraude l'absent. Les « lectures traversières » de Certeau, pour reprendre le beau titre de Louis Marin, nous l'adressent avec le trouble d'un deuil de l'unité.
L'amour, le plus rigoureux des concepts...
Dans cet ouvrage qui parachève un projet commencé avec L'idole et la distance, Jean-Luc Marion s'attaque à notre (non) compréhension du phénomène de l'amour, souvent ramené à une contradiction entre eros et agapé, jouissance brute et charité abstraite, pornographie et sentimentalisme.
Explication : la philosophie nous a persuadés de l'interpréter à partir de la conscience de soi (du cogito), comme une simple variante, dérivée et irrationnelle, de la claire pensée - il se rabaisse donc au rang de la « passion », maladive, irrationnelle, toujours douteuse.
Le philosophe conteste ici ce verdict :
L'amour nous atteint infiniment plus sérieusement, plus originairement, il ne dérive pas de l'ego, mais le précède et le donne à lui-même. Bien avant la question des philosophes, « être ou ne pas être », ou la question des savants, « connaître certainement ou ignorer », une autre question m'obsède : « m'aime-t-on ? y-a-t-il quelqu'un pour m'aimer ? » Sans réponse à cette question, tout être et toute certitude tombent sous le coup de la vanité, qui leur demande « à quoi bon ? » Je me découvre alors en état de réduction érotique.
Toujours selon Marion,
l'amour précède tout et tout dépend de lui - les raisons des philosophes, les connaissances des savants et les choses du monde. Sans lui, tout est, mais tout est vain. Avec lui, tout devient possible, même et surtout l'impossible. J.L.M.