Mais de quoi le pape se mêle-t-il ? Ne pourrait-il pas s'en tenir aux questions religieuses plutôt que de se targuer d'intervenir sous nos couettes ? Après ses prises de position scandaleuses sur l'avortement, sur la contraception, sur la procréation médicalement assistée, voilà qu'il vient de récidiver sur le préservatif en remettant en question une pratique désormais universelle.
Nous publions un document exceptionnel et confidentiel : le compte rendu des séances d'un groupe de travail pontifical qui auditionna en juillet 2005 au Vatican experts et usagers du préservatif en vue de la rédaction de la première encyclique du pontificat. Le chef de l'Église aggrave son cas sur le cundum. Loin d'être l'effet de déclarations accidentelles et maladroites ou d'une inadaptation fondamentale au monde moderne, sa position s'est construite d'année en année, en connaissance de cause, à partir d'enquêtes approfondies.
Ces truculentes Minutes nous offrent le débat sur le préservatif dont la polémique sur les propos de Benoît XVI nous avait privés.
Que le lecteur peu au fait des malices du vocabulaire juridique se rassure : « police » ici signifie tout bonnement réglementation de la religion par l'autorité publique. En 1941, lorsqu'il fait son cours de droit public devant des étudiants juristes à Paris, Gabriel Le Bras a conscience d'avancer des faits et une vision déjà oubliés dans la France laïcisée, celle qui vit sous le régime de la séparation de l'Église et de l'État depuis 1905 et qui se déchristianise depuis plus d'un siècle.
Il reste pourtant de nombreuses traces, dans notre appareil administratif et judiciaire, d'une longue tradition de police religieuse, ce qu'on nommerait, dans un langage contemporain, intervention de l'État en matière religieuse.
Comment, dans quelles circonstances, le pouvoir royal s'est-il engagé dans cette voie, alors que l'Église disposait de ses propres instruments, en particulier ses tribunaux ? Comment l'État a-t-il traité des croyances et des préceptes chrétiens, donc de l'hérésie et des pratiques rituelles, mais aussi de la magie et de la sorcellerie ? Comment la Monarchie a-t-elle coexisté avec une Église nationale, dépendante d'une allégeance de principe à l'autorité du Saint-Siège ? Comment les rapports de force et les compromis ont-ils été troublés par le protestantisme ?
Ce sont là quelques points d'une longue histoire de la tolérance et de l'intolérance que retrace avec érudition Gabriel Le Bras.
Jean-Jacques Olier, père fondateur de Saint-Sulpice, meurt le 2 avril 1657. Parmi ses écrits, La Création du monde et La Vie divine. À une époque où les textes mystiques font l'objet d'une chasse aux sorcières, cet héritage encombrant tombe rapidement dans l'oubli.
Aujourd'hui, grâce à l'édition de Mariel Mazzocco, cette première publication des feuillets autographes d'Olier fait «paraître le feu caché dessous la cendre» et les «excès dans l'amour et les inclinations des choses les unes vers les autres». On y retrouve les thèmes des maîtres de la mystique chrétienne, tels Eckhart, Tauler, Ruusbroec, Thérèse d'Avila, Jean de la Croix...
Longtemps occultée, on découvre une grande littérature mystique de langue française. Olier s'interrogeait : et si, à travers sa plume, quelqu'un d'autre écrivait ? Cet Esprit étranger, faisant irruption dans son âme à l'improviste, explosait en un cri : «Va-t'en ! Je veux écrire en toi !»
L'homme n'est «presque rien». Pourtant il est quelque chose, car bien qu'incomplet, être manquant, toujours nécessiteux, il représente l'élément d'un dessein plus grand que lui, la petite pièce d'un puzzle divin que M. Olier souhaite reconstituer.
Le maître de Saint-Sulpice ne pouvait pas cacher son enthousiasme face à sa découverte merveilleuse : «Hélas ! Mangeons en cet abîme, buvons à même de la source. Gorgeons-nous de délices et de plaisirs, soûlons-nous de ces viandes», s'exclamait-il.
Loin de faire de la philosophie ou de la théologie, Olier atteint d'une façon naïve les plus hautes cimes du langage mystique.
+À l'origine des séminaires de Zurich il y a la rencontre du philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976) et du psychiatre suisse alémanique Medard Boss (1903-1990). Le lieu de ces rencontres est Zollikon, une localité toute proche de Zurich dans laquelle Boss invite Heidegger à tenir un séminaire dans sa maison devant un public restreint composé de jeunes psychiatres et psychothérapeutes ayant exclusivement une formation scientifique.
Heidegger conçoit ces séminaires comme une leçon de phénoménologie à l'usage de ceux qui ne sont pas phénoménologues. Il s'engage dans un étonnant échange avec des profanes auxquels il dévoile les présupposés philosophiques implicites de leur rapport au savoir et à la science.
Qu'il s'agisse des passages concernant le temps, l'espace et leur mesurabilité, des notations relatives à la maladie, à l'incomplétude de l'essence de l'être humain et à sa privation de liberté, des séances décisives consacrées à l'abandon de la psychosomatique au profit d'un abord véritable du problème du corps (Leib), tous ces développements découlent en droite ligne d'Être et Temps et sont l'ultime contribution de Heidegger à une approche de l'être humain qui soit conforme à son essence.
Face au devenir technique de la médecine et de la psychothérapie, il n'a de cesse de rendre visible « tout le fossé qui sépare science de la nature et prise en considération de l'humain ». En quoi son propos est plus que jamais actuel.
Ce second volume complète la transformation de la philosophie que Karl-Otto Apel a entreprise, et manifeste le double aspect de cette transformation. D'une part, Apel montre en quoi la philosophie du XXe siècle a accordé au langage le statut d'un a priori ; d'autre part, il présente une version de la philosophie transcendantale qui remplace le sujet de la connaissance par une communauté de communication. La première partie inclut tous les textes qu'Apel a consacrés à Heidegger et à Wittgenstein et fait voir de manière claire qu'il y a une convergence entre ce que Wolfgang Stegmüller considérait comme des voies antithétiques : un courant analytique et une philosophie dite continentale. Apel met en dialogue l'herméneutique d'origine heideggérienne avec la critique du sens d'origine wittgensteinienne, ce qui lui permet de dévoiler leurs présuppositions respectives. Afin de rendre compte du dialogue soutenu qu'Apel a entretenu avec Heidegger et Wittgenstein, deux textes plus récents ont été ajoutés aux textes de 1973. La seconde partie du volume analyse en quoi le langage doit être compris comme un usage intersubjectif et argumentatif, ce qui permet de transformer le sujet transcendantal classique en un sujet communautaire et intersubjectif. Apel démontre pourquoi le « je pense » de facture classique doit être remplacé par un « j'argumente » de nature pragmatique et sémiotique. Ainsi le sujet transcendantal se voit transformé en une commnauté de communication et d'argumentation.
La notion de postmodernisme n'a jamais véritablement fait irruption dans le débat théorique français. Après l'acte fondateur lyotardien, et en grande partie à cause de lui, elle n'a plus guère servi que de simple marqueur culturel : une oeuvre, un édifice, un motif théorique se sont ainsi vu qualifiés de « postmodernes », pour vanter, ou au contraire stigmatiser, leurs attributs formels ou leur propension au « relativisme ». Et la « fin des grands récits » est devenue la formule magique censée exprimer la vérité de notre temps. Pour mettre enfin un terme à ces usages stériles, Les Origines de la postmodernité retrace l'histoire de cette notion, depuis les milieux de l'avant-garde littéraire de l'Amérique hispanique dans les années 1920, jusqu'aux courants post-marxistes européens, avec Lyotard à Montréal en 1979, puis Habermas à Francfort en 1980. En 1982, à New York, Fredric Jameson lui fait subir une mutation fondamentale : désormais, le postmodernisme désignera l'hypothèse d'une rupture épochale. Selon Perry Anderson, Jameson est ainsi celui qui a su montrer la cohérence globale de notre époque globalisée, dont la caractéristique majeure tient, selon lui, à la subordination tendancielle de la culture à la logique d'accumulation du capital. La sphère esthétique, par laquelle s'appréhende le monde, est ainsi, selon Jameson, massivement colonisée et aujourd'hui incapable de trouver l'espace dans lequel continuer d'exprimer une transgression ou de tendre vers une alternative. Le postmodernisme, tel que le présente dans ce livre Perry Anderson, confine au système parfait, un système en mesure d'intégrer à la logique de sa perpétuation ses propres « dysfonctionnements ».
De l'impact des biotechnologies sur le corps humain à l'omniprésence de la sécurité dans les programmes de gouvernement ; des guerres dites « préventives » à la centralité de la question sanitaire comme indice privilégié du système économico-productif, innombrables sont aujourd'hui les symptômes qui témoignent d'une obsession létale pour l'immunisation. Ce paradigme immunitaire est, selon Roberto Esposito, celui qui définit le mieux notre monde globalisé, lequel s'apparente de plus en plus à une bulle protégée de tout dérèglement susceptible de surgir de l'« extérieur ». Car Roberto Esposito insiste sur ce point : l'immunisation est le mouvement funeste par lequel le vivant, voulant se protéger de lui-même, transforme la biopolitique en gestion normative s'appliquant sur la vie. Et ceci s'expliquerait par une condition nécessairement partagée par tous : celle de la communauté. Celle-ci en effet ne désigne pas un groupement humain fermé sur lui-même et partageant un « intérêt » commun, une identité stable et transparente à elle-même. Elle suppose au contraire une instabilité originaire : ce que nous, tous les êtres humains, avons en commun (cum), n'est rien d'autre qu'un don à faire (munus), soit une exposition permanente à autrui. Et c'est pour stabiliser ce processus sans fond, sans garantie, de la vie, que les régimes politiques modernes (depuis le Léviathan jusqu'au néolibéralisme actuel, en passant par le nazisme) ont mis en place des systèmes d'immunisation dont l'efficacité tend à se retourner contre les populations. Conjurer cette thanatopolitique est la principale ambition de ce livre.
« Par quelle voie est-il possible d'associer une visibilité accrue avec l'application de la méthode marxiste ? », s'interrogeait Walter Benjamin dans une note du Livre des Passages. Le photomontage et la notion d'« image dialectique » apportèrent quelques réponses au philosophe en son temps. Les visual studies pourraient bien être porteuses des nôtres : telle est la voie empruntée par la théoricienne américaine Susan Buck-Morss lorsqu'elle confronte le « tournant visuel » des humanités et des sciences sociales anglo-saxonnes à l'héritage intellectuel et esthétique de l'École de Francfort. En explorant successivement les représentations cartographiques de l'économie capitaliste depuis le XVIIIe siècle, le rôle et l'actualité de la flânerie urbaine chez Benjamin, ou encore la déliquescence des images utopiques de la ville moderne, les essais qui composent ce livre esquissent une histoire culturelle de la modernité tout en posant les fondements d'une anthropologie philosophique de l'image. En outre, de l'Art Nouveau au métro moscovite, du schéma managérial capitaliste au plan économique soviétique, l'analyse des imaginaires de la production et de la consommation dévoilent la réciprocité, et l'effondrement commun à l'issue de la Guerre froide, des utopies de l'Est et de l'Ouest. Sauver l'élan utopique qui les animait, ou bien encore briser l'anesthésie sensorielle qui fit le terreau du nazisme sont quelques-unes des tâches que notre époque hérite de la modernité et qu'elle se doit de mener à bien. Pour cela, l'image n'est pas une forme idéale et neutre, insiste Susan Buck-Morss, mais un vecteur intensément politique, une prise sur l'histoire par laquelle peuvent se réactualiser les expériences passées et s'exprimer un désir qui animait déjà la philosophie de Benjamin : celui de voir le capital.
Les incendies de la banlieue ne posent pas la question des droits mais celle de la lutte sociale réelle. Parce que les jeunes chômeurs-à-vie et précaires qui naissent et grandissent dans ces zones de relégation ne sont pas le résultat d'une injustice particulière mais la condition de fonctionnement d'un pays capitaliste avancé. Vingt ans après la défaite de la première vague de contestation dans les banlieues pauvres, la dislocation sociale a progressé, l'exclusion s'est faite plus radicale et la misère culturelle et politique sans limites. Les jeunes révoltés sont l'encombrant produit de cette dislocation. Dans cet espace sans appartenance où ils grandissent, certains tentent de s'en construire une au niveau le plus élémentaire qui soit, celui de la bande, de la meute. Nés dans un monde hostile, ils se montrent hostiles à tout le monde.
Après la longue mise en veilleuse par les Modernes de tout «discours sur les vertus», force est de constater un retour de la notion de courage dans les discours contemporains : non seulement dans le champ médiatique, prompt à ériger de nouveaux temples pour des héros d'un jour, mais plus encore dans un certain discours politique qui appelle les individus tantôt à la performance, tantôt à la responsabilisation de soi. Face à ce retour qui agit à la manière d'une injonction, cet essai veut se réapproprier la notion de courage par les chemins de son histoire philosophique, de manière à indiquer les présupposés et les conséquences de ce nouvel appel commun à l'héroïsme individuel.
Le courage est-il un acte héroïque, tel que mis en scène dans l'Iliade d'Homère, ou réside-t-il dans une patience discrète, valorisée par les chrétiens ? Doit-il être pensé comme modération, dans la lignée de la morale d'Aristote, ou comme excès politique à la façon machiavélienne ? S'agit-il d'une vertu individuelle, comme le suppose l'éthique grecque, ou d'une vertu collective et anonyme telle qu'une tradition républicaine plus romaine le suggère ? Est-il défini par l'action, comme chez Arendt, ou par la réflexion, comme chez Platon et Kant ? S'il est action, celle-ci doit-elle être pensée dans son caractère radicalement politique ou, au contraire, comme le réclame Dewey, dans son contexte social ? S'il est par contre réflexion, celle-ci n'est-elle pas alors d'abord celle du philosophe sur sa propre actualité, comme le suggère Foucault ?