Pendant encore un peu de temps si toute forme humaine assez belle, — de la beauté conventionnelle — et mâle, conserva un peu de pouvoir sur moi, c’était, pourrait-on dire, par réverbération. Ce pouvoir était le reflet de celui sous lequel si longtemps j’avais cédé. Salut nostalgique à lui aussi. Ainsi chaque personne ne m’apparaissait plus dans sa totale, dans son absolue, dans sa magnifique individualité : fragmentaire apparence d’un seul être elle m’écœurait davantage. Pourtant, j’écrivais ce qui précède sans cesser d’être inquiété, travaillé par les thèmes érotiques qui m’étaient familiers et qui dominaient ma vie. J’étais sincère quand je parlais d’une recherche à partir de cette révélation “que tout homme est tout autre homme et moi comme tous les autres” — mais je savais que j’écrivais cela aussi afin de me défaire de l’érotisme, pour tenter de le déloger de moi, pour l’éloigner en tous cas.
Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes a été publié pour la première fois dans la revue Tel Quel en 1967. Le titre doit être pris littéralement : en 1964, suite au suicide de son compagnon, Jean Genet détruit les manuscrits sur lesquels il travaille, dont un consacré à Rembrandt. Quelque temps auparavant deux fragments en avaient été confiés à un traducteur, ce qui les sauve de la destruction.
Pour Tel Quel, Jean Genet les place en vis-à-vis sur deux colonnes, faisant de l’un le commentaire de l’autre, mise en forme radicale qui laisse entendre que toute parole est double.
Le premier fragment fait allusion à un épisode fondamental de sa vie : “un jour, dans un wagon, en regardant le voyageur assis en face de moi j’eus la révélation que tout homme en vaut un autre”. Cette expérience profondément humaniste est mise en regard du second fragment où il évoque sa fascination pour les peintures de Rembrandt.
L’épisode du train apparaît alors pour lui comme un événement aux conséquences fondamentales : si tout homme en vaut un autre, la puissance érotique se délite, tout individu devenant le sujet possible de l’art.
« Chantez pour le Seigneur un chant nouveau, car il a fait des choses étonnantes » (Ps 98,1). Dans la Bible, étonnement et poésie vont de pair et le chant nouveau surgit d'un art très ancien. Le présent livre initie à cet art.
En s'appuyant sur des versets, des strophes et des chants tirés du répertoire poétique de l'Ancien Testament, Luis Alonso Schökel présente les genres, le matériel sonore et le rythme de la versification hébraïque, ainsi que son ressort le plus puissant : le parallélisme. Il s'attarde ensuite sur les images mises enjeu et sur les figures de style ; il caractérise enfin le déploiement d'ensemble de quelques grands textes poétiques.
Précis et pédagogique, cet ouvrage, initialement publié en espagnol et adapté en français par le professeur Maurice Gilbert, est devenu au fil des ans un « classique » ; il est aujourd'hui l'une des meilleures introductions à la poétique biblique.
Pablo Neruda publie Estravagario, présenté en français sous le titre Vaguedivague, en 1958. Il en parle comme d'une œuvre essentielle pour lui et insiste sur l'humour grave dont le rôle est d'exorciser la mort, voire de l'insulter avec la dérision qui minimise l'instant où la terre reprend ce qu'elle a donné.
Vaguedivague est, peut-on dire, une œuvre métaphysique, dans la mesure où elle tente l'esquisse d'une philosophie terrestre capable d'élucider l'existence. Neruda rassemble et sonde des souvenirs, des expériences, des voyages – réels et légendaires – et ne fait jamais que revenir là où le rocher, l'arbre, la vague océane et la lumière solaire s'unissent. Ce point d'équilibre c'est la terre de prédilection désertée en vain.
Neruda confie à Vaguedivague ce cheminement de la terre vers la terre. Il s'agit donc aussi d'une œuvre profondément matérialiste, opérant d'inlassables retours à la matière et cherchant à unir l'animé à l'immuable, le mouvement et la fixité.
'De fait, Tulips & Chimneys participe pleinement de cette extraordinaire et féconde naissance de la poésie américaine moderne qui voit paraître au tout début des années 20, ces recueils fondateurs et capitaux que sont Mauberley (1920) d'Ezra Pound, Kora in Hell (1920) de William Carlos Williams, The Waste Land (1922) de T.S. Eliot, Harmunium (1923) de Wallace Stevens et Observations (1924) de Marianne Moore' (extrait de la postface)
Depuis 1975, le métier de scénographe s'affirme.
Pourquoi ? Quelles en sont les figures majeures ?
À travers trois réalisations incontournables du travail de cinquante-deux scénographes présentés dans ce livre se dessine une conception de l'espace-née de la scène théâtrale mais allant jusqu'aux salles de spectacle, en passant par le cinéma, l'exposition, l'opéra ou l'urbanisme - qui impose la scénographie comme un indispensable regard. Ces portraits sont complétés par cent soixante-trois notules biographiques et une large bibliographie.
Su Tung-po (1037-1101) fut le lettré le plus en vue de son époque, grand poète, peintre et calligraphe, haut mandarin, gouverneur efficace et apprécié, disciple laïc du ch'an (zen), herboriste et paysagiste. A deux reprises il connut, pour raison politique, l'exil dans le sud de la Chine. Sa vie et ses poèmes qui en sont le reflet donnent à voir ce que représente fondamentalement le tao : l'accord suprême et ordinaire au cours des choses. Là réside l'authentique liberté de l'existence.
Andersen est un des grands écrivains du 19ème siècle, célébré mondialement pour ses contes mais négligé pour le reste de ses écrits, alors même que, ce Bazar d'un poète nous le prouve, certaines de ses autres oeuvres sont étonnantes.
On pourrait dire qu'il s'agit d'un récit de voyage, le prétexte en étant un long périple de neuf mois durant lequel il traversa l'Allemagne, l'Italie et la Grèce, jusqu'à Constantinople et dans les Balkans.
On pourrait dire qu'il s'agit d'un portrait d'une époque et du milieu artistique européen puisque durant son voyage Andersen parle autant des gens ordinaires que des gens extraordinaires, sa description d'un concert de Franz Liszt est assez étonnante.
Andersen excelle à conter et à raconter, quel que soit le prétexte du moment, dramatique, romanesque, lyrique, « touristique ». Il a par excellence cette voix de conteur inlassable qui fait que, dès qu'il est entré en matière, vous êtes pris, sans aucun recours.
Il ne rédige pas de guide, il vous raconte ce qu'il a vu, il vous narre des histoires, il ne laisse échapper aucune occasion de vous proposer un conte, à propos d'un décor, d'un personnage intéressant et de rencontre, d'un petit événement dont il a été témoin, de curiosités peu banales.
Il déambule, il observe, il relève un détail, un personnage, un quartier de ville, un élément de paysage. Le réel n'existe pas, un trésor est caché dedans.
Le grand escogriffe embarrassé de ses membres encombrants et de son nez trop long exprime le meilleur de son être dans ses récits et dans ce voyage où il est libre de transfigurer.
Jean-Claude Pirotte est l'auteur d'une cinquantaine de livres, qu’il a parfois lui-même illustrés. Les critiques ont salué sa poésie du quotidien sensible et inspirée, à la tendresse parfois gouailleuse, mais aussi la magie de sa langue au parfum subtil de jadis qui par sa simplicité et sa gravité soudaine est incontestablement très moderne, car d'une haute liberté.
Avec Vaine pâture, c’est une poésie intime que Jean-Claude Pirotte nous livre, mais sans pathos, sans repli vaniteux sur lui-même. Il détient comme naturellement le secret de la grande poésie populaire anonyme, celui d’un lyrisme à la fois universel et personnel, immémorial et toujours neuf.
En 2012, Jean-Claude Pirotte a reçu le Grand Prix de Poésie de l’Académie française ainsi que le Prix Goncourt de la Poésie (rebaptisé Prix Robert Sabatier) pour l’ensemble de son œuvre.
À la fois portrait et récit, ce livre est tout d’abord le journal poétique d’un séjour à Västerås, ville proche de Stockholm. L’auteur s’y est rendue en 2006 pour s’imprégner des paysages du Sacrifice, le dernier film d’Andreï Tarkovski. Västerås est l’espace-temps non maîtrisable où s’esquisse, au fil des heures, la rencontre insaisissable avec la voix et le corps du cinéaste éparpillé à travers les champs, rivé aux lacs, résolu dans les nuages. À la façon d’un séismographe, l’écriture enregistre le champ magnétique de cette expérience qui transforme, dès l’arrivée sur place, les capacités de la perception sensorielle et du savoir. Or, Västerås est aussi le temps d’un bilan de la quarantaine, qui considère le fruit de vingt ans de vie d’adulte. Fruit aux goûts suspects d’une émancipation devenue impraticable par un temps de mauvaise conjoncture. L’auteur y évalue le tracé, l’état et la valeur des éléments qui ont déterminé sa vie : la poésie, l’amour, le travail, les amitiés, la féminité. Västerås est le livre-extraction d’un âge qui plonge dans la durée tout comme dans l’instantané d’une vie, à travers l’aventure du journal et de la phrase poétique.
Elke de Rijcke, née en 1965, est docteur ès lettres de la Katholieke Universiteit Leuven. Elle enseigne la littérature, l’art contemporain et la philosophie esthétique à l’École de recherche graphique et à l’École supérieure des arts Saint-Luc de Bruxelles. Elle a animé plusieurs séminaires sur les arts et la littérature et fait partie du comité de rédaction de la revue l’Étrangère. Elle a publié plusieurs essais sur la poésie, dont « le Processus alchimique de la création poétique. Tarkovski/Diderot et d’Alembert » (les Fabriques du surcroît, PUN, 2007). Västerås clôture, avec Quarantaine (Tarabuste, 2014), une période de vie et un cycle de poésie inauguré avec Troubles. 120 précisions. expériences (Tarabuste, 2005) et Gouttes ! lacets, pieds presque proliférants sous soleil de poche (Le Cormier, 2006). Publication à venir : l’Expérience poétique dans l’œuvre d’André du Bouchet (La Lettre Volée, 2013).
Si la poésie de Cummings a pu paraître en son temps d'avant-garde, elle ne résiste au temps que parce qu'elle est fermement ancrée, sans nul traditionalisme, dans cette tradition qui remonte à la plus haute antiquité, celle d'Orphée, éveillant tous les sens et animant toute la création par la vertu de son chant.
Je me suis donc, après d'autres, confronté à l'intraduisible - y compris sans doute en anglo-américain - du poème-et-de-la-langue-Cummings; entreprise dont tous s'accordent à juger qu'elle est folle (et désespérée), mais précisément en ceci qu'elle pousse à l'extrême le paradoxe de l'essence même de la traduction, qui est que seul ce qui ne peut être traduit mérite finalement de l'être. Tout autre tentative de justification serait inutile, pour ne pas dire indécente.
Le choix des poèmes retenus correspond (à une exception près, et quelques ajouts personnels arbitraires), à celui que le poète fit lui-même en 1958 pour le volume des Selected Poems (1923-1958), en respectant l'ordre non chronologique retenu par lui. Je me suis cependant constamment référé à l'édition des Complete Poems (1904-1962), éditée par George J. Firmage (Liveright, New York, 1991), afin de vérifier que les versions proposées étaient identiques et d'indiquer la provenance de chacun des poèmes dans l'ensemble de l'oeuvre. R. D.