Dans son précédent ouvrage, Quand la misère chasse la pauvreté, Majid Rahnema entendait montrer que l'économie moderne, en éradiquant la pauvreté conviviale - un mode de vie millénaire -, a eu une part prépondérante dans la multiplication de nouvelles formes de misère.
Dans cet essai, Majid Rahnema et Jean Robert, tous les deux proches d'Ivan Illich, s'emploient, tantôt à travers un échange de dialogues, tantôt par une réflexion commune, à dresser un état des lieux et à rechercher les causes profondes des malaises qui rongent toutes les sociétés de marché. Pour eux, si la pauvreté continue d'être codifiée en termes d'aide ou de calculs économiques abstraits - le pauvre extrême est défini par un revenu de un dollar par jour -, des formes toujours plus pernicieuses de misère élargiront sans cesse l'abîme entre nantis et miséreux.
Aussi bien, les voies de l'espérance passent par la redécouverte par chacun de sa propre puissance d'agir.
Constatant l'échec des certitudes établies et des fausses solutions qu'elles engendrent, les auteurs en appellent à divers intercesseurs, à la recherche d'outils nécessaires à une autre lecture du monde et de ses devenirs révolutionnaires. Ils dialoguent tour à tour avec ces grands morts que sont Spinoza, Gandhi, Foucault et Deleuze, mais aussi avec des vivants multiples tels que les zapatistes du Mexique, les Sans-Terre du Brésil, les Indiens du mouvement Janadesh, et d'autres encore, moins connus, multitudes en train d'ouvrir de nouveaux possibles.
Figure importante mais inclassable de l'histoire intellectuelle du XXe siècle en Allemagne, Siegfried Kracauer (1889-1966) fut quelque peu occulté par les penseurs de sa génération avec lesquels il était en relation comme Ernst Bloch, Theodor W. Adorno ou Walter Benjamin. Pourtant, loin d'être un épigone de ce qu'on appellera plus tard l'«École de Francfort», Kracauer anticipe largement les analyses de Adorno et Horkheimer sur la «dialectique de la raison», c'est-à-dire le diagnostic d'un basculement de la rationalité dans la barbarie.
Ce texte étonnant d'audace et presque provocateur connut un succès extraordinaire durant tout le XVIIIe siècle. Il fut édité dans toute l'Europe, on le recopia à la main des dizaines de fois, la reine Christine de Suède offrit une petite fortune pour en obtenir un exemplaire et l'on discuta sans fin de l'auteur probable. On l'attribua même à Frédéric II de Prusse. La police parisienne, alertée, finit par arrêter les libraires qui le vendaient.
La raison en était simple : c'est que, selon le mystérieux auteur, visiblement familier de l'œuvre de Spinoza, toutes les religions étaient des fables entretenues par des imposteurs, de mèche avec le pouvoir politique pour tyranniser le peuple.
En réalité, il datait de la fin du XVIIe siècle et il s'inspirait probablement des archives de Spinoza, conservées aux Pays-Bas après la mort du philosophe. Méconnu du grand public, voire tenu sous le boisseau pour des raisons évidentes, il démontre qu'il exista un siècle avant l'Europe des Lumières un puissant courant libertaire, celui-là même qui aboutit à la Révolution française.
L'importance historique du Traité des trois imposteurs ne peut cacher sa modernité et son actualité dans ce XXIe siècle qu'assombrissent déjà les conflits religieux.
Encore le sujet et son émergence médiévale, dira-t-on ! Toujours l'individu ! Toujours la personne ! Comment espérer apporter du neuf dans l'histoire de la pensée médiévale du sujet ? On doit renverser la question : comment peut-on parler d'autre chose que de la condition de sujet ? Des milliers d'années de littérature, d'histoire ou de philosophie n'ont jamais épuisé l'insondable. Il ne le sera jamais. Ce livre offre une variation nouvelle, avec l'espoir de frôler, dans son parcours propre, quelque noyau lourd de sens. La pensée du Moyen Âge central offre un des moments rares où l'humanité, procédant à une mise en ordre et ployant sous des représentations diverses et contradictoires (pensées antique, juive, arabe et chrétienne) ressent la nécessité d'un examen libre et détaillé, sans limites. Comment l'être humain peut-il être un, dans l'instant comme dans la succession ? Comment loger un esprit dans un corps ? Pourquoi ne cesse-t-on jamais de penser ? Aucune interrogation ne fut aussi riche et radicale avant la psychanalyse. Cet ouvrage se veut aussi le récit d'une lutte contre l'aliénation de soi, contre les doubles qui ne cessent d'étouffer l'individu. De vagues individus constitue le troisième volume de la série La Raison scolastique, après La Religion de l'État (2006) et L'Empire du livre (2007).
C'est au XIIIe siècle, en plein conflit entre le pape et l'empereur, que Rome commence à faire circuler une rumeur infamante à propos de Frédéric II Hohenstaufen : soupçonné d'indifférentisme, voir d'athéisme, celui-ci serait l'auteur d'un livre sulfureux, Le Traité des toirs imposteurs. Tout est dans le titre, blasphème suprême censé dénoncer à la fois Moîse, Jésus et Mahomet comme vils affabulateurs brandissant la menace de la colère divine et de ses châtiments éternels pour mieux asseoir leur tyrannie.
Or, de ce supposé pamphlet n'existe précisément que le titre ! Durant un demi-millénaire, les auteurs les plus divers seront successivement soupçonnés d'avoir rédigé ce livre que nul n'a jamais vu, mais qui alimente les fantasmes des inquisiteurs comme des libres-penseurs. Le Traité des trois imposteurs finira par exister pour de bon au XVIIIe siècle, empruntant alors son contenu aux polémistes anti-chrétiens de l'Antiquité comme à Spinoza.
A travers l'étrange biographie d'un livre fantôme, c'est toute l'histoire de l'athéisme, du blasphème et de la libre pensée qui se dessine en filigrane de cette étude érudite au ton enlevé.
En engageant la pensée deleuzienne en territoire philosophique «ennemi», en la confrontant à celles de Lacan et de Hegel, Slavoj Zizek s'efforce de penser Deleuze - et de penser avec lui - hors des sentiers battus. S'appuyant comme à son habitude sur l'analyse d'objets culturels en apparence hétérogènes, de Hitchcock à Fightclub en passant par la théorie psychanalytique, Zizek détourne la pensée deleuzienne et expose une ligne de divergence qui traverse la pensée critique contemporaine : peut-on ne pas être spinoziste aujourd'hui ? Ce faisant, il propose à ses lecteurs une manière inédite d'appréhender les termes du débat contemporain sur la mondialisation, la (dé-)démocratisation et la «guerre contre le terrorisme». Il définit par là ce qui constituerait, selon lui, un acte véritablement politique en ces temps obscurs.
Nous avons changé d'époque : l'éventualité d'un bouleversement global du climat s'impose désormais. Pollution, empoisonnement par les pesticides, épuisement des ressources, baisse des nappes phréatiques, inégalités sociales croissantes ne sont plus des problèmes pouvant être traités de manière isolée. Le réchauffement climatique a des effets en cascade sur les êtres vivants, les océans, l'atmosphère, les sols. Il ne s'agit pas d'un « mauvais moment à passer » avant que tout redevienne « normal ».
Nos dirigeants sont totalement incapables de prendre acte de la situation. Guerre économique oblige, notre mode de croissance actuel, irresponsable, voire criminel, doit être maintenu coûte que coûte. Ce n'est pas pour rien que la catastrophe de La Nouvelle-Orléans a frappé les esprits : la réponse qui lui a été apportée - l'abandon des pauvres tandis que les riches se mettaient à l'abri - apparaît comme un symbole de la barbarie qui vient, celle d'une Nouvelle-Orléans à l'échelle planétaire.
Mais dénoncer n'est pas suffisant. Il s'agit d'apprendre, et cela à toute échelle, à briser le sentiment d'impuissance qui nous menace, à expérimenter la capacité de résister aux expropriations et aux destructions du capitalisme. Ce sont les chemins de cette alternative qu'explore Isabelle Stengers dans cet essai novateur.
Auguste Blanqui est le grand représentant du socialisme révolutionnaire au XIXe siècle en France, le lien entre la Révolution, celle de Babeuf et de Buonarroti, et la Commune de Paris, vécue dans sa cellule de Clairvaux. Depuis sa première blessure lors des émeutes de la rue Saint-Denis en 1827 jusqu'à sa libération en 1879 après la campagne menée par Victor Hugo et Georges Clemenceau, il a tout mené de front, fondé des sociétés secrètes, créé des journaux, monté des insurrections, instruit la jeunesse révolutionnaire parisienne. Et il a pourtant trouvé le temps d'écrire, en particulier pendant les longues années de prison - la moitié de sa vie. On trouvera ici présentés des proclamations, des extraits de sa défense lors de ses procès, des articles, des lettres, des textes théoriques et polémiques, et deux classiques : Instructions pour une prise d'armes, et L'Éternité par les astres.
«Le peuple est muet, il végète loin des hautes régions où se règlent ses destinées. Lorsque, par hasard, la tribune ou la presse laissent échapper quelques paroles de pitié sur sa misère, on se hâte de leur imposer silence au nom de la sûreté publique, qui défend de toucher à ces questions brûlantes, ou bien on crie à l'anarchie. Et puis, quand il s'est fait un grand silence, on dit : Voyez, la France est heureuse, elle est paisible, l'ordre règne !»
Cet ouvrage couvre un ensemble de questions posées par le clonage, la décision d'arrêt et de limitation de traitement, l'euthanasie et le suicide assisté, la prise en charge des grands vieillards et des personnes handicapées, la procréation médicale assistée, les thérapies géniques germinales et somatiques. Son originalité est que la bioéthique est étudiée du point de vue de la philosophie politique. Les principes qui guident les pratiques médicales sont explicités et les dilemmes relatifs aux biotechnologies sont examinés en fonction des choix de société et des valeurs qui soutiennent nos institutions. Il s'agit d'évaluer les propositions de lois en se fondant sur la description des valeurs phares d'une communauté politique. L'objectif est de dépasser à la fois la bioéthique religieuse et l'éthique minimale. Ce travail passe par la déconstruction de l'éthique de l'autonomie qui subordonne la dignité à la possession de la raison, à la maîtrise de soi et à la compétitivité et colporte des représentations négatives de la vieillesse et du handicap qui s'opposent à l'idéal de solidarité affiché par certaines institutions. À cette éthique de l'autonomie s'oppose une éthique de la vulnérabilité inspirée par la philosophie de Levinas et par l'accompagnement des personnes en fin de vie et des malades atteints d'affections dégénératives du système nerveux. Cette réflexion sur les fondements de l'éthique et du droit conduit à reconfigurer les notions d'autonomie et de dignité et à enrichir l'anthropologie sous-jacente à la philosophie des droits de l'homme.
L'éthique de la vulnérabilité, qui repose sur la définition de la subjectivité comme sensibilité, ne supprime pas le sujet, mais elle invite à le penser à la lumière d'une triple expérience de l'altérité : l'altérité du corps propre l'altérité liée à l'autre homme et à ma responsabilité pour lui la déréliction qui ne renvoie pas seulement à la perte de soi et à l'aliénation, comme chez Heidegger, mais souligne l'importance des relations sociales. Solidaire de la dénonciation de certains traitements infligés aux animaux, cette éthique de la vulnérabilité peut inspirer le politique et promouvoir un humanisme où notre responsabilité s'étend aux vivants non humains et aux générations futures.
Le cours intitulé «Le courage de la vérité» est le dernier que Michel Foucault aura prononcé au Collège de France, de février à mars 1984. Il meurt quelques mois plus tard, le 25 juin. Ce contexte invite à entendre dans ces leçons un testament philosophique, d'autant plus que le thème de la mort est très présent, notamment à travers une relecture des dernières paroles de Socrate («Criton, nous devons un coq à Esculape !»), que Foucault, avec G. Dumézil, comprend comme l'expression d'une profonde gratitude envers la philosophie, qui guérit de la seule maladie grave : celle des opinions fausses et des préjugés. Ce cours poursuit et radicalise des analyses menées l'année précédente. Il s'agissait alors d'interroger la fonction du «dire-vrai» en politique, afin d'établir, pour la démocratie, un certain nombre de conditions éthiques irréductibles aux règles formelles du consensus : courage et conviction. Avec les cyniques, cette manifestation du vrai ne s'inscrit plus simplement à travers une prise de parole risquée, mais dans l'épaisseur même de l'existence. Foucault propose en effet une étude décapante du cynisme ancien comme philosophie pratique, athlétisme de la vérité, provocation publique, souveraineté ascétique. Le scandale de la vraie vie est alors construit comme s'opposant au platonisme et à son monde transcendant de Formes intelligibles.
«Il n'y a pas d'instauration de la vérité sans une position essentielle de l'altérité. La vérité, ce n'est jamais le même. Il ne peut y avoir de vérité que dans la forme de l'autre monde et de la vie autre.»
«Hautes Études» est une collection de l'École des hautes études en sciences sociales, des Éditions Gallimard et des Éditions du Seuil.