Percevoir et dire. Entre ces deux dimensionnels de l'existence, les rapports sont multiples et ne cessent, en cette pluralité, d'habiter et de façonner la relation au monde, à autrui et à soi. Comment penser leur interdépendance et leur différenciation critique ? Comment l'ouverture et l'échappée perceptives paraissent-elles, dans une certaine mesure, s'accomplir comme hors langage ? Et qu'en est-il de ce bouleversement que la parole introduit, selon aussi son versant plus obscur, dans le champ perceptif et sensible ? Inscrite dans le terme même de phénoménologie, cette question du rapport entre perception et langage est développée plus particulièrement à partir d'une lecture, parfois très contrastée, des oeuvres de Blanchot et de Merleau-Ponty. Qu'en est-il de cette différence et de cette divergence entre, d'une part, l'espacement sans monde de l'errance - cet espace d'altérité et d'étrangeté qui hante l'expérience - et, d'autre part, la spatialisation et la chair du monde que découvrent l'interrogation perceptive et l'expression ? Outre cet «entretien infini» entre Blanchot et Merleau-Ponty, l'originalité de cet ouvrage réside aussi dans la tentative d'interroger ces rapports pluriels entre perception et langage à travers l'élaboration d'une phénoménologie du mouvement selon diverses modalités : du geste à la marche, de l'immobilité à la mobilité potentielle, de l'ascension à la chute... Comment le dimensionnel du geste vient-il, par exemple, infléchir la dynamique du rapport entre percevoir et dire ? Parmi ces diverses modalités du mouvement, où se dessine à chaque fois un lien différent à la genèse et aux potentialités du dire, se trouve cependant ici privilégié le mouvement basal et spatialisant de la marche. Mais aussi, selon un contraste critique, celui d'une errance indéfinie, et comme sans fond, dans des régions frontières qui ne sont pas sans mettre à l'épreuve jusqu'à la teneur intime et la portée dévoilante du mouvement. Si ce n'était peut-être sa formulation ontologique, s'appliquerait, quant à cette énigmatique différence, le propos de Patocka selon lequel «le mouvement serait ici le moyen terme entre les deux manières fondamentales dont l'être découvre l'étant.»
- Papa, je voudrais faire une enquête sur les maos, qui faudrait-il interviewer à ton avis ? Il a grimacé...
- On ne parle plus jamais du maoïsme en France, et toi, qui en étais une des têtes pensantes, tu es devenu silencieux. J'aimerais demander à ceux qui militaient alors avec toi ce qu'ils pensent de ton silence.
Haussement d'épaules.
- Tu sais papa, moi, quand tu t'es arrêté de parler, j'avais quinze ans. À quinze ans, on a beaucoup de souvenirs. Arrête de penser que parce que tu parais vivre sans mémoire, c'est pareil pour tout le monde !
Il me regarde, il a les larmes aux yeux.
- C'est notre secret, ma petite fille...
- C'est quoi, notre secret ?
- Que tu saches tout ça, et que moi je ne parle plus.
Je suis la fille de Robert Linhart, fondateur du mouvement prochinois en France et auteur de L'Établi. Mon père est une des figures les plus marquantes des années 1968. Malheureusement, il en est aussi l'une des figures les plus marquées. En chemin pour retrouver les anciens compagnons de mon père, j'ai découvert leurs enfants. À travers leurs souvenirs, c'est ma propre enfance qui a resurgi : tout le monde n'a pas eu la chance d'avoir des parents révolutionnaires...
Nous sommes au commencement d'un monde. Vécu dans la crainte, ce prodigieux surgissement signe la disparition de l'ancien monde, celui dans lequel nous sommes nés. Pourtant, la sourde inquiétude qui habite nos sociétés doit être dépassée. Le monde 'nouveau' qui naît sous nos yeux est sans doute porteur de menaces mais plus encore de promesses. Il correspond à l'émergence d'une modernité radicalement 'autre'. Elle ne se confond plus avec l'Occident comme ce fut le cas pendant quatre siècles. Une longue séquence historique s'achève et la stricte hégémonie occidentale prend fin. Nous sommes en marche vers une modernité métisse.
Deux malentendus nous empêchent de prendre la vraie mesure de l'événément. On annonce un 'choc des civilisations', alors même que c'est d'une rencontre progressive qu'il s'agit. On s'inquiète d'une aggravation des différences entre les peuples, quand les influences réciproques n'ont jamais été aussi fortes. Le discours dominant est trompeur. En réalité, au-delà des apparences, les 'civilisations' se rapprochent les unes des autres. De l'Afrique à la Chine et de l'Inde à l'Amérique latine, Jean-Claude Guillebaud examine posément l'état des grandes cultures en mouvement, pour décrire l'avènement prometteur - et périlleux - d'une véritable modernité planétaire. Ce rendez-vous pourrait connaître des revers et engendre des violences. Il est pourtant inéluctable et sans équivalent dans l'histoire humaine.
En grec, zeugma signe le 'pont' et le 'lien'.
Le zeugma est une figure littéraire où s'exprime un lien insolite, incongru, riche de sens, entre des mots, des locutions, des phrases... Une figure littéraire qui donne à rêver, à sourire et à voyager...
Zeugma, c'est aussi le nom d'une ville engloutie sous les eaux, qui exista un jour sur le bord de l'Euphrate. Ville imposante, pour laquelle se battent aujourd'hui l'histoire et l'archéologie afin d'en perpétuer la trace et la mémoire.
Marc-Alain Ouaknin revisite ici cette figure littéraire et cette ville pour emmener le lecteur dans une réflexion sur l'éthique du futur, le 'principe responsabiilté', la montée contemporaine des eaux et les menaces sur la biodiversité, dont l'ours polaire en voie de disparition est l'un des exemples les plus évocateurs.
Revenant sur l'épisode du Déluge, ce livre pense la question de l'écologie comme rapport à l''intime', car le déluge contemporain est aussi celui des images et des paroles, qui ne permettent plus vraiment de se retrouver 'chez soi' et qui submergent l'homme de rumeurs et d'informations à l'infini, noyant l'accès au livre, à la lecture et l'interprétation, rendant difficile l'imagination créatrice qui ouvre à ce que la philosophie nommait 'transcendance'.
Ces pages ne sont pas une réponse mais un chemin, une croisière à bord d'une arche où il n'y pas que des girafes et des hippopotames, mais aussi des écrivains, des philosophes, des anges, et des textes qui offrent une réconciliation avec la vie et la joie de penser.
Israël, peuple du Livre, peut-il se laisser enfermer et réduire à un seul livre ? Devenu une nation sans terre, en un long exil, le judaïsme s'est totalement identifié à l'écrit et à la transmission du texte.
De ces textes surgissent les questions : qu'est-ce qu'un écrivain juif ? Un juif qui écrit ? Un romancier yiddish ? Un poète hébraïque ? Un commentateur talmudique ? Un philosophe rationaliste ?
Quel est le lien ténu capable de relier une maxime tirée du Talmud à un roman contemporain ? La pensée d'un moraliste du XIXe siècle à un poème en vers libres ? Ce fil rouge existe, nous le découvrons dans ces Pages juives. De Rabbi Yéhouda Hannassi à Georges Perec, de Salomon Ibn Gabirol à Romain Gary, nous parvenons à reconnaître dans ses multiples formes un judaïsme changeant et multiple.
Nous pouvons suivre la pérennité du judaïsme et le déroulement de son expression. Expression au sens le plus large, religieuse ou laïque, politique ou poétique, et qui peut même, ici ou là, prendre les chemins plus ou moins détournés du souvenir, de la critique, de l'humour.
Apparaît alors un kaléidoscope divers et changeant. Des extraits de romans aux analyses philosophiques, des combats idéologiques aux témoignages, c'est tout l'Histoire et la pensée juives qui se déploient...
Certaines expressions résument l'esprit d'une époque. L'obligation d''être soi-même' est le mot d'ordre de la nôtre. Mais, passé l'évidence du droit à l'autonomie personnelle, rien n'est clair.
'Soi-même' existe-t-il vraiment ?
Jean-Claude Kaufmann, pour avoir perçu le sens de nos comportements les plus anodins, nous connaît mieux que personne. Il inflige ici, mine de rien mais preuves à l'appui, une sévère et utile correction à quelques-unes de nos croyances les mieux ancrées.
Non, il n'existe pas de 'soi' traversant la vie égal à lui-même. Il n'existe même pas de 'centre' à l'intérieur de nous. Notre identité est extraordinairement multiple et changeante : tissée de moments parfois infimes où bascule tout ce que nous sommes. Je n'est jamais autant je que lorsqu'il s'invente différent. Et c'est très bien ainsi.
Ce livre novateur, où la réflexion s'appuie sur le concret des grandes enquêtes menées par l'auteur (Premier matin, Agacements), ouvre la voie de ce nouveau savoir-être, ni rigidité illusoire, ni absence de repères, auquel nous aspirons tous.
À mi-chemin entre littérature et philosophie, l'oeuvre inclassable de Walter Benjamin cherche à présenter une expérience supérieure, qui serait à la fois « religieuse » et « historique ». C'est ce qu'indique « Sur le programme de la philosophie qui vient » (1917 - 1918), qui mène à comprendre les notions de religion et d'histoire dans la perspective d'une pensée de l'expérience dont le point de départ est la « métacritique » de la Critique de la raison pure proposée par Hamann. Ce travail d'interprétation, qui implique non seulement l'examen de l'appareil conceptuel de Benjamin, mais aussi l'exégèse des images avec lesquelles il s'exprime, conduit à une compréhension de la notion de ressemblance non sensible à la lumière du principe kantien de l'affinité. En engageant une réflexion sur la place de la notion d'affinité dans le travail de l'imagination et dans le schématisme linguistique, cette relecture de l'oeuvre benjaminienne confère toute son importance à la relation profonde, et jusqu'à présent peu explorée, de Benjamin à Kant.
Rares sont les romans, même de science-fiction, fondés sur l'invraisemblance. Il en est de même avec les enquêtes en sciences sociales. Il existe néanmoins des vraisemblances négligées. Les résistances au travail en font partie.
Le management contemporain a beau exalter l'individu, il exige encore et toujours une subordination à sa logique. Il n'est pas aisé d'y échapper.
Pourtant, aujourd'hui comme hier, la subjectivité rebelle se fraie un chemin. La logique de valorisation a supplanté le despotisme de la fabrique. Mais peu de salariés sont dupes. On peut céder sans consentir et faire le minimum tout en respectant les apparences.
Les résistances au travail se situent dans les interstices de la domination. Elles reconstruisent des espaces d'autonomie qui échappent en partie à la domination. Elles anticipent et nourrissent l'action collective.
Ce livre expose et analyse ces pratiques non conformes qui resurgissent toujours. La relation salariale est ainsi faite ; n'en déplaise à ceux qui pensent avoir gagné la partie grâce à la précarisation et au chômage : n'en déplaise aussi à ceux qui, par leurs analyses compassionnelles sur la souffrance au travail négligent les capacités de résistance des collectifs.
«Le cours de ta vie en un discours» : ainsi Baltasar Gracián (1601-1658) définit-il dans sa note «Au lecteur» son roman, «l'incomparable Criticon» selon Schopenhauer.
Allégorie du voyage de la vie en quatre saisons, ce premier roman européen d'apprentissage, dont nous donnons ici la substantifique moëlle, présente «deux pèlerins de la vie» parcourant l'Europe à la recherche de la Félicité, à travers le monde des apparences, systématiquement énoncé, dénoncé et renvoyé dans «La grotte du Néant». Gracián pulvérise les fausses valeurs, si actuelles, de l'image, de l'ambition, du pouvoir, du lucre, en une philosophie au marteau qui brise sans pitié les idoles clinquantes et les faux-semblants. Il leur oppose l'éducation et la culture qui, de l'homme brut, font une Personne consommée, exalte l'Art, qui est «sans doute le premier emploi de l'homme dans le paradis». Rosse, féroce, la satire s'inscrit dans une veine fantastique, et s'écrit avec une verve fantasque qui fait du Criticon un chef-d'oeuvre de liberté langagière, de bonheur dans le mot et dans le jeu.
'Ce pastiche, à peine forcé, des manuels de philosophie invite plutôt au rire qu'à la réflexion. Il tend cependant à illustrer le fait que la transmission du savoir, par le biais des ouvrages à vocation pédagogique, se confond bien souvent avec la transmission de l'imbécillité.'
Ce Précis de philosophie moderne, publié en 1969 par R. Laffont sous le pseudonyme de Roboald Marcas, suscite d'emblée la perplexité du lecteur qui ne peut manquer de se demander s'il a affaire au livre d'un fou, d'un idiot ou d'un filou. Il s'agit en fait d'un pastiche des manuels de philosophie, dans lequel l'auteur s'inspire librement des sottises qu'il y a trouvées.
Estimant que cette anthologie du stupide n'avait rien perdu de son actualité, les Presses Universitaires de France ont décidé d'en proposer une nouvelle publication.