Gordana n'a pas trente ans. Son corps sue l'adversité et la fatigue ancienne. Le monde lui résiste ; rien ne lui fut donné, ni à elle ni à celles et ceux qui l'ont précédée, l'ont fabriquée et jetée là, en caisse 4, au Franprix du numéro 93 de la rue du Rendez-Vous dans le 12e arrondissement de Paris. Le corps de Gordana, sa voix, son accent, son prénom, son maintien, viennent de loin, des frontières refusées, des exils forcés, des saccages de l'histoire qui écrase les vies à grands coups de traités plus ou moins hâtivement ficelés.
Dans une série de scènes érotiques où la joie le dispute à l'énormité des situations et des propos tenus, Anne Serre se livre à un jeu de débordements qui, loin de déconcerter le lecteur, lui offrent un véritable enchantement.
Dans une scène originelle, «la table au disque luisant» fonctionne comme objet érotique mais aussi comme objet de divination, objet fascinant chargé de messages que la narratrice sera plus tard amenée à décrypter lorsqu'elle aura quitté l'enfance.
Elle rencontre aussi sur son chemin nombre de personnages qui seront pour elle autant de signes qui participeront secrètement à la construction de soi.
Au terme d'une errance à la fois dramatique et confiante, elle pourra enfin énoncer la formule magique du conte de Grimm : Petite table, sois mise !
Jane Austen disait que «les narrateurs doivent raconter un mystère». C'est bien un parcours énigmatique que trace ce récit qui a le charme et la résonance profonde d'un conte.
« J'éprouvais pour Elena une tendre reconnaissance. J'avais toujours voulu tuer quelqu'un. Pour y parvenir, il me manquait simplement de l'avoir rencontrée » songe Craig, fraîchement débarqué des États-Unis comme Elena d'Italie. Tous deux se trouvent pour une semaine au Paradise : un palace, vrai monde en soi, où l'on croise parfois au bar d'étranges clients. Par exemple cet homme de Parme, mari volage et volubile, découvert assassiné au lendemain de leur arrivée. Entre Craig et Elena naît un sentiment obsédant, fait d'agacement et d'attirance, sous l'oeil impitoyable de Sébastien, le réceptionniste, auquel rien n'échappe. Ou presque.
Dans cette envoûtante et spirituelle fiction à plusieurs voix, chacun prenant à son tour la parole, chacun observant l'autre, épiant son voisin, amour et meurtre tendent à se confondre. En émule d'Agatha Christie et de Marivaux, Christophe Carlier prouve avec maestria que l'accidentel, dans le shaker du grand hôtel, a partie liée avec l'imaginaire. Et qu'un assassin peut être aussi discret que l'homme à chapeau melon de Magritte, au visage dissimulé à jamais derrière une pomme verte.
«Je suis une pute de rue. Pas une call-girl ou quelque chose comme ça ; non, une vraie pute de trottoir, à talons hauts et cigarettes mentholées.»
Elle est directe, Nanou, pas le genre à faire des manières, non, pas le genre à se voiler la face, à se faire des illusions sur sa vie ou sur celle de ses clients. Elle est juste là pour donner un peu d'amour, et eux sont là pour en recevoir.
Dominique, Emmanuel, Victor, Luc, Jipé ou Robert, ils ne demandent que ça, un peu de tendresse, histoire de se fuir un instant, histoire de vivre un peu.
Une galerie de portraits attachants, sincères, de petites gens aux prises avec un monde trop grand pour eux. Et elle est belle jusque dans ses faiblesses, cette humanité-là.
Londres, 1940. Soucieux de pallier l'anéantissement de l'armée britannique à Dunkerque, Winston Churchill a une idée qui va changer le cours de la guerre : créer une branche noire des services secrets, le Special Operation Executive (SOE), chargée de mener des actions de sabotage et de renseignement à l'intérieur des lignes ennemies et dont les membres seraient issus des populations locales pour être insoupçonnables. Du jamais vu jusqu'alors.
Quelques mois plus tard, le jeune Paul-Émile quitte Paris pour Londres dans l'espoir de rejoindre la Résistance. Rapidement recruté par le SOE, il est intégré à un groupe de Français qui deviendront ses compagnons de coeur et d'armes. Entraînés et formés de façon intense aux quatre coins de l'Angleterre, ceux qui passeront la sélection se verront bientôt renvoyés en France occupée pour contribuer à la formation des réseaux de résistance. Mais sur le continent, le contre-espionnage allemand est en état d'alerte...
L'existence même du SOE a été longtemps tenue secrète. Soixante-cinq ans après les faits, Les Derniers Jours de nos pères est un des premiers romans à en évoquer la création et à revenir sur les véritables relations entre la Résistance et l'Angleterre de Churchill.
Ça se déroulait toujours de la même manière. Une voix appelait sur mon cellulaire, tard le soir ou tôt le matin. Elle demandait à me rencontrer en tête-à-tête. Et donnait la phrase rituelle : « En souvenir d'André. »
Je me rendais à l'adresse indiquée et là, je rencontrais un homme, parfois seul, parfois avec une autre personne, de son âge ou plus jeune. On ne faisait pas de présentations. Ils connaissaient mon nom, ils m'avaient donné leur prénom. Lorsque le malade souffrait trop, l'autre personne était là pour m'expliquer. Je l'arrêtais très vite.
« Je vais d'abord m'occuper de la douleur. »
Pourquoi pas Le Roman de Roman ? Non, dit Opalka, Le Roman d'un être me paraît plus juste : c'est donc le titre retenu. De 1965 à sa mort, en 2011, Roman Opalka a peint la suite des nombres. Chaque nombre est la somme de ceux qui le précèdent, chaque instant de notre vie est la somme des précédents. « Je fais toujours la même chose et elle est toujours différente, comme est la vie. » Regarder peindre Opalka révélait l'identité de son acte et de sa vie ; l'écouter confirmait l'accord entre sa langue et sa main. Pareil engagement est unique : l'écriture tente, ici, d'entrer dans ce mouvement et même de se confondre avec lui...
Ces notes, écrites en, 1979, sont publiées ici pour la première fois dans leur ensemble. Le mot « oubli » a surgi alors pour désigner la masse obscure dans laquelle me semblait puiser l'écriture. La mémoire n'offre que du déjà vécu, déjà su ; l'oubli révèle de l'inconnu au fond de lui dissimulé. L'exercice de l'écriture, pour peu qu'il soit débarrassé d'intentions, fait surgir et s'exprimer des éclats de l'immense dépôt commun que notre langue recueille depuis toujours. Aucune parole n'est perdue mais toutes sont oubliées en attendant que nous reviennent par l'écriture des parties impersonnelles de ce que nous savons sans le savoir...
La littérature pas plus que la philosophie ne sont déprofessionnalisées, pas plus que la connaissance sexuelle : si la connaissance sexuelle était enfin totalement déprofessionnalisée, Brigitte ne s'acharnerait pas deux heures par jour tous les jours sauf le week-end. Oui mais la littérature peut être lue par tous et non par un, et tous écoutent l'émission et comprennent.
Crâne chaud parle d'amour, non au sens de j'aime les vacances ou j'aime mon chat, mais au sens plus précis de sentiment sexuel.
Comme le genre n'est jamais simple à dire, on pourrait avancer que ce livre est une fantaisie, ou plutôt une fantaisie réaliste, ou encore une fantaisie réaliste critique.
Je m'arrêterai à nouveau, essoufflé, hébété peut-être, échoué sur la pierre froide d'un seuil qui traverse le lit en diagonale, en suggérant un gué : l'eau se faufilera entre des galets plus gros où elle rebondira dans une mousse claire. Elle retombera avec un tintement de fontaine, puis courra se glisser sous les vergnes couchés au bord de l'eau. Je n'aurai rencontré personne depuis mon départ, j'aurai seulement croisé des voitures et des tracteurs, et entendu des animaux : je resterai allongé un instant sur le ventre avant de repartir. J'écouterai l'eau couler, sonner, sauter sur les cailloux, répéter sans se lasser son cliquetis cristallin, incapable de me représenter ce qui m'attend, jusqu'où cette eau va me porter, et encore moins comment. Je n'aurai rien préparé, j'aurai froid, j'aurai seulement décidé de partir sans réfléchir, sous le seul prétexte d'avoir envie de voyager, et d'aimer nager dans l'eau.