À l'origine, avec Socrate, la philosophie est une forme singulière de discours par lequel, selon Max Weber, on « coince quelqu'un dans un étau logique ». Acte politique de résistance à un certain dévoiement de la parole publique et politique, le dialogue philosophique exige de ses interlocuteurs non plus qu'ils se conforment à un type de vérité susceptible d'exposition doctrinale, mais qu'ils entrent dans sa recherche commune - que la vie commune se reconfigure à travers ce type d'expérience dont la philosophie dégage le socle.
Or, la situation change du tout au tout avec l'émergence au XIXe siècle des sciences sociales qui font leur miel, à l'âge démocratique, de la connaissance relative au gouvernement des hommes, aux groupements qu'ils forment, aux liens qui les rassemblent, aux régimes de pensée et d'action qu'on peut y rattacher. Auguste Comte appelle à passer de la philosophie métaphysique à une autre, positive, dont la seule fonction, ancillaire et résiduelle, est d'aider à la clarification et à l'articulation méthodologiques des travaux scientifiques.
Assurément, à la manière de la Grèce ancienne, les sciences sociales ont imposé un nouvel « étau logique » au discours public, opposé leur résistance mentale et normative à une conjonction délétère entre parole et pouvoir politique, et, en définitive, modifié la perception que les individus ont de leur existence dans leur situation sociale et politique en même temps qu'elles inventent des manières d'agir sur cette situation même. L'enfermement des disciplines institutionnalisées dans leur champ respectif acheva de les convaincre que la philosophie était seconde par rapport à leur rationalité propre.
C'est justement à l'articulation de ces disciplines et ambitions, démontre Bruno Karsenti, que la philosophie doit se déployer : si le discours des sciences sociales est bel et bien requis par le développement des sociétés modernes en ce qu'elles sont vraiment démocratiques, la philosophie se doit, elle, d'interroger cette exigence par-delà toute contrainte imposée par la division en disciplines particulières.
Souvent envisagée comme un instrument d'orientation et de navigation, la carte sert à nous rassurer dans notre lecture du territoire. Mais qu'adviendrait-il si l'on voyageait avec des cartes qui nous désorientaient ?
Les cartes sont nombreuses certes, mais elles n'ont pas toutes les mêmes vertus ! Certaines se contentent de reproduire simplement la réalité, d'autres au contraire l'inventent. Parallèlement aux cartes d'extérieur des géographes-géomètres-arpenteurs, il existe des cartes d'intérieur des cosmographes-peintres-écrivains, tous ceux en fait qui font rêver les lignes à la manière de Michaux qui affirmait : « Je veux que mes tracés soient le phrasé même de la vie. »
Les cartes qui retiendront notre attention ici sont justement celles qui luttent contre la tyrannie de l'analogie pour nous plonger dans les profondeurs folles de ces contours incertains. Ces cartes sans mémoire effectuent des tracés et se refusent à suivre toute espèce de parcours. Elles nous entraînent ainsi vers des géographies improbables et inconnues.
Ce voyage se fera à partir d'un dialogue tissé entre les oeuvres poétiques de Michaux et les écrits philosophiques de Merleau-Ponty. Il sera aussi l'occasion d'éclairer la formule de Maurice Blanchot, fil conducteur des propos qui vont suivre : « Ils marchaient ainsi, immobiles à l'intérieur du mouvement. » Les cartes inconnues nous offrent l'occasion de marcher immobile à l'intérieur du mouvement comme pour nous dire que les points de fixation que la géométrie spatiale dessine sont d'abord des points de fiction que la géométrie poétique invente.
Dans l'expérience esthétique, nous éprouvons des émotions au sujet de personnages que nous savons fictionnels. Mais ne faut-il pas croire que quelque chose est réellement arrivé à une personne pour que cela nous émeuve ? On trouve une contradiction du même type dans l'expérience religieuse de certains chrétiens : ils disent être émus par Jésus et par ses paroles sans pourtant penser qu'il est réellement le Fils de Dieu. Un autre paradoxe, lié lui aussi à l'usage de fictions, concerne la théorie de la connaissance : comment parvenons-nous à atteindre des résultats corrects tout en utilisant des fictions dans nos raisonnements ? L'auteur entend manifester la pertinence du « faire comme si », attitude thématisée la première fois par Kant et développée en détail par le néokantien Hans Vaihinger dans sa Philosophie du comme si (1911), pour élucider ce type de paradoxe. L'« approche par le comme si » de Vaihinger, dont Christophe Bouriau examine les sources et la postérité, établit une médiation entre plusieurs aspects de la philosophie de Kant et certains courants actuels de la philosophie analytique, qu'on regroupe sous le nom de « fictionalisme ».
Chaque fois que nous « donnons forme » à quelque chose, cette représentation nous figure, par signes, l’objet évoqué, mais nous confirme également qu’il ne s’agit que d’un simulacre. D’où le besoin, à chaque époque, de créer du vivant pour pallier cette déception : tel est le sens du mythe de Pygmalion. Ce livre s’organise donc autour de deux pôles : d’un côté la nécessité de figurer, et de figurer l’acte même de la perception (voir le chapitre « Un oeil immense artificiel ») ; de l’autre, l’impératif de dépasser le signe. Il s’agit d’un défi radical, qui concerne l’avenir même des arts. C’est la raison de ce titre, À vif, qui témoigne d’un « coup d’oeil » : un regard et une incision pratiquée à vif dans l’objet, un désir de définitif qui ne caresse plus la forme, mais qui pénètre, met à nu, éviscère dans les paroles et dans les actes. Dedans et derrière l’oeil, comme dans l’un des plus impassibles traités d’anatomie du Cinquecento.
Aujourd’hui, est-il encore vif notre oeil qui cherche le vivant ? N’est-il pas lui-même défiguré par l’informe qui s’est logé en nous ? Où est la pupilla viva qui illumine le Paradis et qui, de Dante à Baudelaire, a animé, de longs siècles durant, tant de quête mentale ? Il faut remonter à ces origines, parcourir les espaces séculaires et sidéraux dans lesquels le cosmos était ordre, beauté, compréhension ; où, justement, il était nécessaire de « captiver les yeux pour avoir l’âme ».
Cet essai se voudrait une parabole déployée au fil de l’ardente soif humaine d’« exorbiter », de brûler la distance du point de vue, pour accéder, maintenant et à jamais, au vivant.
La pensée de Chaïm Perelman a profondément marqué la théorie du droit du XXe siècle. S'opposant au positivisme juridique, c'est-à-dire aux théories qui réduisent le droit à la loi, l'essentiel de son apport réside dans une théorie de l'argumentation qui rebat les cartes de la logique juridique, en mettant l'accent sur la manière de raisonner, et plus profondément de discuter.
La vérité n'est plus chez Perelman une notion centrale. Elle est remplacée par l'idée d'adhésion, qui permet de rendre compte du caractère progressif de l'assentiment. Loin d'une description désincarnée et décontextualisée, Perelman intègre une série de paramètres : qui parle, à qui, où, quand, dans quelle situation... Les arguments ne sont ainsi jamais totalement contraignants : c'est toujours le contexte qui conditionne leur acceptabilité. Un procédé comme la présomption d'innocence peut être compris, non comme une valeur fondamentale, mais comme un simple outil destiné à compenser l'absence de connaissance.
Le droit apparaît ainsi comme un art de gérer les controverses. Cette vision s'inscrit dans une «philosophie du raisonnable» où la valeur d'une idée se mesure à sa capacité d'emporter l'accord des participants à la controverse qui naît de son introduction. Le domaine de l'argumentation est «celui du vraisemblable, du plausible, du probable, dans la mesure où ce dernier échappe aux certitudes du calcul».
La mondialisation libère les uns et oppresse les autres. Et dans cette partition du monde, chacun est renvoyé à une identité prétendument essentielle et « vraie ». D'où un véritable « piège identitaire », négation de l'autre et de sa subjectivité, parfois justifié par l'anthropologie - à l'opposé de sa vocation humaniste et critique. Face à ce défi, le regard contemporain sur le monde doit être repensé, en dépassant le relativisme culturel et ses « ontologies » identitaires.
Dans ce livre, Michel Agier prend une position résolument « décentrée », invitant le lecteur à reconsidérer les sens de la frontière : lieu de passage, instable et sans cesse négociée, elle nous fait humains en instituant la place et l'existence sociale de chacun tout en reconnaissant celles des autres. Le mur est son contraire : il incarne le piège identitaire contre l'altérité.
Cette enquête sur l'état du monde et sa violence, sur les frontières et les murs, sur le sens des mots (« identité », « civilisation », « race », « culture ») propose ainsi une réflexion originale sur la condition cosmopolite, figure à double face : d'un côté, l'étranger absolu, global et anonyme, que dessinent les politiques identitaires sous des traits effrayants ; de l'autre, le sujet-autre, celui qui, venant de l'extérieur de « mon identité », m'oblige à penser tout à la fois au monde, à moi et aux autres. En plaidant pour la validité de l'approche anthropologique, Michel Agier montre ici que pour dépasser le piège identitaire, d'autres manières de penser sont possibles. Réapprendre à passer les frontières où se trouve l'autre, à les reconnaître, est devenu l'un des enjeux majeurs de notre temps.
On a pris l’habitude de voir en l’analyse un instrument logique de décomposition et de clarification des concepts, confirmant du même coup l’évaluation critique qu’en a donnée Kant : l’analyse est un procédé stérile qui ne contribue en rien à l’expansion et au renouvellement des connaissances.
Soulignant la cohérence de ses emplois historiques, le présent ouvrage cherche au contraire à rétablir l’analyse en sa fonction inventive : de l’Antiquité au XVIIe siècle, la méthode analytique constitue, en effet, une solution aux insuffisances de la déduction logique s’appuyant sur la construction et le déchiffrement des figures, elle offre une voie à la fois détournée et probante pour la résolution des problèmes.
Descartes est l’héritier de cette tradition, mais il est aussi, à maints égards, l’artisan de la conception moderne de l’analyse dont il a fait la voie privilégiée de la connaissance de soi dans les Méditations
métaphysiques. Accomplissement heuristique de « l’ordre des raisons » mais aussi aventure temporelle inscrite dans la durée féconde de la méditation, l’analyse se révèle alors l’instrument d’une raison radicalement inventive.
«L'homme reste homme tant qu'il est sous le regard d'une femme de sa race.» Dans les colonies, cette phrase n'a rien d'un paisible constat. Comme le montre avec force l'historienne et anthropologue états-unienne Ann Laura Stoler, c'est une injonction qui trahit une inquiétude, inséparablement raciale et sexuelle, sur l'ordre du monde colonial.
Du ventre des maîtresses au sein des nourrices, l'empire (qu'il soit français, britannique, néerlandais, ou autre, en Afrique, en Asie et ailleurs) est obsédé par la police de l'intimité : il régule les relations sexuelles, entre prostitution, concubinage et mariage, en même temps que la reconnaissance des enfants métis et l'éducation des enfants blancs. Car, au moins autant que des «autres» racialisés, c'est bien de «blanchité» qu'il s'agit.
Mais ce que le colon savait, les études coloniales l'avaient oublié. Telle est la leçon coloniale que nous offre Ann Laura Stoler, relisant la biopolitique selon Michel Foucault à la lumière crue de l'empire : les savoirs sexuels du colonisateur sont aussi des pouvoirs raciaux, tant la mise en ordre est également un rappel à l'ordre.
Cet ouvrage déjà classique participe d'un renouveau des études coloniales, qui nous invite à penser ensemble le colonisateur et le colonisé, mais aussi la métropole et l'outre-mer. Ainsi, sa traduction aujourd'hui en français ne nous parle pas seulement d'ailleurs, mais pas uniquement non plus d'hier : si notre présent est travaillé par l'histoire, c'est que les «débris d'empire» continuent de joncher notre actualité.
L'idée que l'on se fait de la polarisation entre l'homme et la femme serait universelle. Tantôt on explique cette dualité par des présupposés tirés de la nature (quelle nature ?) tantôt, comme le font les «études de genre», on la considère toujours et partout comme une pure construction de l'esprit dénuée de toute justification biologique.
Emmanuel Désveaux récuse cette alternative avec force. Pour lui, il s'agit d'écouter ce que l'ethnographie - ou ses équivalents, dans le monde occidental, que sont la littérature, la peinture classique et le cinéma - a à nous dire dès lors qu'elle se penche sur trois aires culturelles radicalement distinctes : l'Amérique, l'Australie et l'Europe. L'angle d'attaque se trouve renversé : il est question de comprendre comment les conceptions - qui sont toujours d'ordre phénoménologique - de ce qui fonde la différence des sexes créent de la différence d'un point de vue culturel.
Connu pour ses ouvrages sur l'île de Pâques et le culte vaudou, Alfred Métraux (1902-1963) est une des grandes figures de l'ethnologie française, et un personnage inclassable. Chartiste, ami de Georges Bataille et de Michel Leiris, responsable à l'UNESCO de programmes, partagé entre l'Amérique du Sud où il a passé son enfance, la France où il a étudié, l'Amérique où il a enseigné et travaillé au Handbook of South American Indians, il a construit une oeuvre multiple, prodigieusement documentée, rigoureuse et nourrie, écrit Lévi-Strauss, de « la richesse d'une expérience telle qu'aucun ethnologue n'en a probablement possédé de semblable ».
La sélection, inédite en français ou inaccessible aujourd'hui, de ses travaux et de ses synthèses, met ici en valeur ses recherches américanistes sur les Indiens d'Amazonie et du Chaco. Le lecteur y trouvera ses contributions les plus novatrices : ses synthèses sur les cosmologies, les rituels et les systèmes chamaniques des Indiens des basses terres mais aussi sa défense de la civilisation des autochtones amérindiens.
Une oeuvre d'une rare fécondité intellectuelle à redécouvrir.