Environ neuf ans après la publication d'Être et Temps, entre 1936 et 1938, Heidegger entreprend la rédaction de son second « grand livre », Apports à la philosophie. De l'avenance. Il y travaille environ deux ans, l'achève, puis le range parmi les livres à publier « plus tard ». Le moment propice pour la publication ne venant jamais, le philosophe a décidé que ces textes ne devraient, paraître qu'après sa mort. Le volume a paru en 1989, pour le centenaire du philosophe.
De quoi s'agit-il avec les Apports à la philosophie ? De continuer ce qui avait été entrepris avec Être et Temps - mais en prenant un tout autre point de départ. Il n'y a de fait, au premier abord, pas la moindre continuité entre les deux livres. Le premier est encore un traité, alors que le deuxième se construit selon une architecture nouvelle et pour le moins originale : huit parties en tout, composées de six fugues, que précède le préalable d'un regard jeté sur l'ensemble et que suit, en une sorte de coda, le bilan récapitulatif qui clôt le livre.
Dans les Apports à la philosophie, Heidegger ne redit plus ce qu'il estime avoir suffisamment exposé et expliqué avec Être et Temps. Il s'agit désormais de ce que l'ouvrage nomme en toutes lettres l'autre commencement.
Loin d'être une mise en cause de la philosophie, le travail de Heidegger peut ainsi être considéré comme l'effort le plus consciencieux pour entériner ce que cette dernière n'a cessé d'être depuis son commencement grec. C'est en ce sens que peut être apporté à la philosophie ce qui manque encore au plein essor de son premier commencement.
On croyait tout savoir ou presque du travail de Walter Benjamin dans ses dernières années : son labeur acharné à la Bibliothèque nationale sur Paris au XIXe siècle, ses rapports difficiles avec ses commanditaires, Adorno et Horkheimer, qui refusent son Paris du Second Empire chez Baudelaire et se montrent fort réticents envers tout son travail sur Baudelaire. On pensait que Benjamin, isolé, étranglé par les difficultés matérielles, avait fini par se plier, par renoncer à un Baudelaire autonome.
Désormais, nous savons qu'il n'en est rien. C'est que Giorgio Agamben a découvert dans le placard des dépôts de la Bibliothèque nationale une liasse de feuillets manuscrits que Benjamin avait confiée à Georges Bataille - conservateur de la BN à l'époque - avant de quitter Paris en 1940. Ces manuscrits, pour la plupart inédits jusqu'à aujourd'hui, contiennent une abondance de notes et de textes préparatoires à son Baudelaire, et le plan du livre auquel il travaillait sans relâche, au point d'en faire le centre secret de son oeuvre, évidant, dévorant par l'intérieur le projet sur Paris.
Le présent ouvrage reconstitue le Baudelaire de Benjamin d'après ces notes, d'après ce plan. Il bouleverse la conception traditionnelle du dernier Benjamin, en éclairant son mode de travail : c'est presque pardessus son épaule qu'on assiste à l'accumulation des documents, aux ébauches d'écriture, aux étapes de la rédaction. Les textes connus sur Baudelaire, jusque-là épars et sans lien entre eux, prennent ici tout leur sens et leur cohérence apparaît de façon lumineuse.
L'ensemble a été traduit par Patrick Charbonneau, l'un des meilleurs spécialistes de la littérature allemande moderne.
Un livre à la fois philologique et passionnant, indispensable à tous les amis de Walter Benjamin.
Figure singulière, unique de la biologie du XXe siècle, directeur de l'Institut de Zoologie de Bâle, Adolf Portmann (1897-1982) se penche sur le déploiement des formes animales. Taches, marbrures, zébrures du pelage des mammifères, variété des plumages, ocelles des papillons, détail d'un duvet qui forme dessin quand l'oiseau prend son vol, port de tête, partout beauté, minutie... et ce qui est écarté comme secondaire, décoratif par le discours dominant de la science est au contraire riche de sens. Constatons une expressivité animale. Les animaux n'existent pas seulement objectivement, ils se montrent les uns aux autres, ils apparaissent et c'est une fonction fondamentale du vivant. Merleau-Ponty saluant La Forme animale, ce grand livre, écrit : « La vie, ce n'est pas suivant la définition de Bichat, l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort, mais c'est une puissance d'inventer du visible. »
La Forme animale paru en 1961 n'était plus accessible, le voici dans une traduction rénovée et préfacé par Jacques Dewitte.
Ce livre est le premier de la collection L'Ombre animale
« Me sera-t-il permis de répéter que la bibliothèque de mon père a été le fait capital de ma vie ? La vérité est que je n'en suis jamais sorti. » Jorge Luis Borges
Savoir dire non, c'est affirmer sa force de caractère. Le non est un séducteur, il a toujours eu les faveurs intellectuelles de l'Europe. Il permet le débat, la contestation, il met en valeur l'esprit critique. Mais ce mot est dangereux : poussé dans ses retranchements, il peut devenir nihilisme ou négationnisme.
Le oui paraît en revanche beaucoup plus insignifiant. Il est le mot de l'accord, du consentement, de l'assentiment un peu béat. La littérature a stigmatisé cette posture par le oui du mariage, le happy end attendu des comédies. Le oui ne serait donc pas plus qu'un faire-valoir du non, une sorte d'interlocuteur un peu naïf sommé de lui donner la réplique ?
C'est sans compter les chocs de l'Histoire et les traumatismes de la seconde guerre mondiale qui ont redistribué les cartes du oui et du non, relativisant la force de l'un pour postuler la nécessité vitale de l'autre. Pris entre le oui et le non, le lecteur est pris entre deux feux littéraires. Tout l'avenir de la littérature est ainsi mis en question.
Se libérer des stéréotypes de la langue et des conventions sociales, des affirmations commodes et des refus catégoriques, prendre ses distances avec le non, assumer la légèreté et la sensualité du oui nous permettra-t-il de nous défaire de la négativité et du pessimisme ? C'est tout le pari de cet essai.
Née de l'inquiétude du coeur humain, la métaphysique est un entretien de longue durée sur le sens des choses. Son idée de fond est que leur cours est sensé et qu'il est sensé de le penser. Que signifie au juste ce sens des choses ? S'agit-il d'une simple vue de l'esprit, d'une observation ou d'un pressentiment ? Il est clair qu'il engage une herméneutique, c'est-à-dire une intelligence de l'être dans son ensemble et qu'il est le fait d'un être, l'homo sapiens que nous sommes, qui n'a de cesse d'expérimenter et de pressentir le sens des choses. Afin de mieux saisir et même de renouveler le projet essentiel de la métaphysique, ce livre se penche sur cette présupposition herméneutique de toute métaphysique, mais aussi sur les implications métaphysiques de l'effort herméneutique lui-même. Il présente une herméneutique de la pensée métaphysique telle qu'elle s'est déployée depuis Platon et Aristote et qu'elle peut encore être défendue au lendemain des déconstructions de la métaphysique (Kant, Heidegger, Derrida), dont il est de plus en plus évident, avec le recul, qu'elles font partie de la métaphysique elle-même. Il apparaît alors que la métaphysique, entendue comme l'effort vigilant de l'intelligence humaine de comprendre le réel à partir de ses raisons, est un autre nom de la philosophie et la respiration même de la pensée.
Qu'est-ce que la perception ? Par elle, que nous disent les sens du monde, de l'autre et de nous-même ?
Rien ! Les sens sont muets. Ils n'ont rien à nous dire ! Telle est la réponse de Jocelyn Benoist.
Il est essentiel, pourtant, que nous puissions en parler. Seulement c'est nous qui parlons, non eux.
Et si, voulant faire droit à la réalité de notre expérience sensible, nous commencions par renoncer à la traiter d'abord comme un discours ? Le mutisme des sens demeure traversé de bruits.
Jocelyn Benoist, envers et contre un certain traitement philosophique de la perception - qui la confond avec la connaissance que nous pouvons en tirer ou le sens que nous pouvons lui donner -, nous invite à écouter en elle le bruissement du sensible. Selon lui, pour rendre celui-ci pleinement audible, il faut congédier ce que la philosophie aujourd'hui appelle « le problème de la perception » et, peut-être, renoncer au concept même de « perception » tel que nous l'héritons de la philosophie moderne, au profit d'une enquête sur la texture réelle et poétique du sensible.
La philosophe Hannah Arendt, auteur des Origines du totalitarisme, couvrit à sa demande le procès d'Eichmann à Jérusalem en 1961 pour le compte du New Yorker. Le livre qui en est l'aboutissement, Eichmann à Jérusalem, sous-titré Rapport sur la banalité du mal, déclencha immédiatement la polémique aux États-Unis puis lors de sa publication en France en 1966, tandis que d'aucuns déconseillèrent même sa publication en Allemagne (1964). Elle y soutenait qu'Eichmann n'était ni un Iago ni un Macbeth, imputant ses crimes à la pure absence de pensée, ce qui, précisait-elle, n'équivalait nullement à la «stupidité».
Comment s'explique dès lors le titre du présent entretien qu'elle accorda à l'historien allemand Joachim Fest, auteur notamment des Maîtres du IIIe Reich ? De même, comment expliquer que, bien qu'Eichmann lui répugnait, s'exprimant sur Albert Speer, l'architecte de Hitler qui devint ensuite ministre de l'Armement, elle puisse affirmer dans la seconde partie de leur entretien : «L'homme me plaît, mais je ne parviens pas à le comprendre» ? Faut-il y voir une nouvelle provocation de la part de celle qui pourtant ne se targuait que de «dire la vérité des faits» ?
Ce livre rassemble l'entretien accordé par Hannah Arendt à Joachim Fest en 1964, leur correspondance, ainsi que les écrits qui ont amorcé la controverse.
S. C.-D.
Dans une société qui valorise le paraître et les confessions à grand spectacle, la discrétion est une forme heureuse et nécessaire de résistance. Plaisir baudelairien de flâner anonymement parmi la foule, joie silencieuse de regarder son amour dormir ou ses enfants jouer sans qu'ils remarquent notre présence, soulagement de voir s'éloigner enfin le désir de triompher : loin de la dissimulation, du calcul prudent, ou de la peur d'être vu, l'âme discrète offre une juste présence au monde. Pierre Zaoui convoque les grands penseurs de la discrétion, de Kafka à Blanchot et Deleuze, en passant par Virginia Woolf et Walter Benjamin, pour cerner cette expérience « rare, ambiguë et infiniment précieuse ».
Pierre Zaoui enseigne la philosophie à l'université Paris VII - Denis-Diderot. Ses recherches portent notamment sur Spinoza, Gilles Deleuze, l'art contemporain et la pensée politique. Il est membre du comité de rédaction de la revue Vacarme et l'auteur notamment de Spinoza, la décision de soi (Bayard, 2009) et La Traversée des catastrophes (Seuil, 2010).
Vous est-il déjà arrivé de voir quelque chose qui n’était pas vraiment là ? De vous entendre appelé par votre nom dans une maison vide ? D’avoir l’impression que quelqu’un vous suivait puis de vous retourner sans rien découvrir ?
La migraine peut faire voir des arcs-en-ciel chatoyants aussi bien que de minuscules personnages lilliputiens. La malvoyance ou la cécité peut paradoxalement finir par précipiter dans un monde visuel hallucinatoire. Une simple fièvre, ou même l’acte de se réveiller ou de s’endormir, peut faire halluciner des lumières colorées, des visages détaillés ou des ogres terrifiants. Les sujets endeuillés reçoivent parfois la « visite » réconfortante de l’être cher qui les a quittés.
Procédant avec son élégance, sa curiosité et sa compassion habituelles, Oliver Sacks mêle ici les récits de ses patients à ses propres expériences des psychotropes pour tenter de répondre à plusieurs questions majeures : Les hallucinations reflètent-elles l’organisation et la structure de nos cerveaux ? En quoi ont-elles influé sur le folklore et l’art de chaque culture ? Et pourquoi la capacité d’halluciner potentiellement présente chez chacun d’entre nous constitue-t-elle une facette essentielle de la condition humaine ?
Ce qui a été n'est plus possible. Ce qui a disparu existe peut-être encore. Mais rien ne nous est plus accordé.
Dans des temps plus anciens, l'existence pouvait se soutenir, par la croyance et la prière, par la simple attente ou par la présence du mystère, d'un espoir en une grâce. Celle-ci pouvait être concédée, malgré l'ignorance dans laquelle on se trouvait de la décision divine et de son libre vouloir, ou méritée par le travail de la vertu. Rien de tout cela, de cette sanction de l'existence, de son évaluation propre, ne constitue plus le plan ou la perspective par rapport auxquels les hommes perçoivent le sens de leur vie.
Ce n'est pas qu'il n'y ait plus «la grâce», nous n'en savons strictement rien, c'est que l'idée elle-même s'est évanouie au pire dans la superstition, au mieux dans ce qui reste, chez certains, de croyance. Les créatures et le monde se sont désormais repliés sur eux-mêmes, ils ne sont plus portés, ou enveloppés dans un orbe qui en définitive sublimerait ce monde déchu.
La grâce, en somme, est désormais désaccordée. Il reste à savoir si elle est capable d'infléchir son sens originellement théologique, et si, devenue au mieux douloureusement profane, elle possède une chance de nous délivrer envers et contre tout un bonheur, celui vers lequel tend l'oeuvre paradoxale de Kleist, et une «vraie vie» comme l'a désiré Proust.