Y a-t-il une esthétique cartésienne ? La question, rarement abordée, mérite pourtant que l'on s'y attarde et que l'on étudie avec attention les écrits de Descartes, afin d'y découvrir la trace d'une éventuelle réflexion sur le beau. Force est de constater, toutefois, que les textes les plus célèbres ne ménagent guère de place à une esthétique explicite ; absence d'autant plus troublante que l'un des premiers ouvrages de Descartes, L'Abrégé de musique, avait entamé une analyse de la beauté et de sa réception par le sujet. Les analyses du présent ouvrage s'enracinent donc dans ce texte inaugural et dessinent les contours de ce qui semble être l'esthétique cartésienne. C'est à une double confrontation que celle-ci se trouve soumise : d'abord comparée aux textes ultérieurs de Descartes lui-même, elle est également mise en parallèle avec les écrits théoriques de Poussin et Le Brun afin de cerner aussi bien la singularité cartésienne que son éventuelle postérité. Enfin, l'admiration fait l'objet d'une analyse soutenue destinée à révéler les deux registres esthétiques présents dans l'oeuvre cartésienne.
Pascal et ses Pensées peuvent-ils « donner » la foi ? Si celle-ci est d'abord grâce, don d'un Dieu libéral et qui s'en réserve l'initiative, alors le projet apologétique ne peut manquer d'être interrogé, et sans doute radicalement compromis : à quoi bon convaincre l'incroyant de se mettre en ordre de recherche, à quoi bon lui proposer un chemin de conversion, s'il ne lui appartient pas de trouver ce qu'il cherche, cette foi qui demeure à distance du pouvoir de l'homme ? Loin d'être ignorée de Pascal, cette objection radicale, discrète dans la lettre des fragments, joue au contraire un rôle majeur dans le projet général des Pensées.
La présente étude propose de mettre en lumière cette objection souvent oubliée, afin d'examiner la manière dont Pascal y répond : il propose à son interlocuteur un véritable itinéraire de conversion, concret, qui fait intervenir le corps comme l'esprit, l'intérieur comme l'extérieur, dans une sincérité qui se veut maximale. L'attention portée à cette réponse permet d'éclairer de manière renouvelée des thèmes devenus « classiques » : le texte du Pari, les trois ordres, la critique des philosophes et le scepticisme de Pascal, la relation de l'homme à Dieu, le rôle des prophéties et l'histoire du salut, les rapports entre la nature, la liberté et la grâce.
Elisée Reclus (1830-1905) ne fut pas seulement le «géographe le plus prolifique de tous les temps», il fut sans doute aussi le plus sensible.
Loin de réserver jalousement sa discipline aux spécialistes, il invitait à l'aborder comme l'occupation privilégiée d'un homme complet : selon lui, un homme doué de l'appétit du concret, actif, animé du désir ardent de refaire la terre et qui, de sa place, se sent lié aux forces du cosmos.
La terre, la science, l'art et l'humanité forment la matière des textes rassemblés pour la première fois dans ce volume. Depuis la préservation de la nature jusqu'à la rénovation urbaine, de la refonte du calendrier à la géographie comparée, de la condition animale à la critique de la divinisation de Marx par ses sectateurs mêmes, ils expriment la recherche de la totalité à conquérir par l'homme. Une totalité ouverte sur la vie, sur l'avenir et sur les autres.
De Husserl à Patocka, en passant par Heidegger, la phénoménologie s’interroge sur le phénomène tel qu’il s’offre, se donne pour être saisi, recueilli, rassemblé en une proposition, un énoncé dit apophantique. Comment une telle ouverture à la phénoménalité, au donné, est-elle possible ?
Comment dire ce qui se donne, dans son caractère le plus originaire, sans le déformer ni l’écraser sous les schèmes ou les catégories hérités d’une longue tradition aristotélicienne ? L’entreprise qui tend, avec Heidegger, à accéder à une strate « archaïque », en deçà de la logique et de la grammaire de l’être, passe par une « destruction de la logique » et la ré-ouverture d’un rapport herméneutique aux choses et au monde. Herméneutique, non pas au sens d’une théorie de l’interprétation des textes ou documents lestés de sens, mais comme le trait fondamental qui rapporte l’homme au monde. Le propos de la phénoménologie ainsi radicalisé peut alors s’entendre comme « Weltlogik », logique-du-monde.
Proust, écrivain et théoricien de l’art, n’a cessé de réfléchir aux
rapports qu’entretiennent philosophie et littérature. Dans cet
ouvrage, Pierre Macherey interroge la manière dont on peut faire
de la philosophie avec du roman, et quel genre & assez inhabituel &
de philosophie peut émerger sous cette forme. L’exemple de Proust
est à cet égard très parlant : si l’intérêt philosophique de son fameux
cycle À la recherche du temps perdu est incontestable, la nature de cet
intérêt se dérobe aux critères de la philosophie en titre. La recherche
de vérité à laquelle se livre Proust est inséparable des méandres que
parcourt l’intelligence stylistique qui définit son travail d’écrivain ;
un écrivain qui pense en écrivant, et qui ne pense qu’en écrivant.
Au cours de cette expérience philosophique parfaitement originale,
littérature et philosophie, sans se confondre, communiquent et
se stimulent réciproquement. Pierre Macherey suit ici pas à pas,
et comme à l’aveugle, les tours et détours d’une réflexion qui fait
texte en se romançant, et s’actualise à travers cet exercice que Proust
a poussé à un degré de sophistication rarement égalé.
«La Meilleure des vies - éloge de la vie non vécue est un livre sur les expériences que nous n'avons jamais eues et dont nous sommes en deuil. Chaque chapitre décrit une expérience de la vie ordinaire où nous ne sommes pas capables de vivre comme nous le désirons. Et, du fait que quelque chose ne se produit pas, se creuse l'espace de quelque chose d'autre : la frustration et l'imagination sont vues ici comme entretissées. Avec l'aide de la psychanalyse et du grand théâtre shakespearien, ce livre fait l'éloge de ce qui a manqué à notre désir.»
Depuis deux mille ans, les communautés d'une vaste région montagneuse d'Asie du Sud-Est refusent obstinément leur intégration à l'État. Zomia : c'est le nom de cette zone d'insoumission qui n'apparaît sur aucune carte, où les fugitifs - environ 100 millions de personnes - se sont réfugiés pour échapper au contrôle des gouvernements des plaines.
Traités comme des «barbares» par les États qui cherchaient à les soumettre, ces peuples nomades ont mis en place des stratégies de résistance parfois surprenantes pour échapper à l'État, synonyme de travail forcé, d'impôt, de conscription. Privilégiant des modèles politiques d'auto-organisation comme alternative au Léviathan étatique, certains sont allés jusqu'à choisir d'abandonner l'écriture pour éviter l'appropriation de leur mémoire et de leur identité.
James C. Scott propose ici une étonnante contre-histoire de la modernité. Car Zomia met au défi les délimitations géographiques traditionnelles et les évidences politiques, et pose des questions essentielles : que signifie la «civilisation» ? Que peut-on apprendre des peuples qui ont voulu y échapper ? Quelle est la nature des relations entre États, territoires, populations, frontières ?
L'histoire de la rebelle Zomia nous rappelle que la «civilisation» peut être synonyme d'oppression et que le sens de l'histoire n'est pas aussi univoque qu'on le croit.
« Oh, la belle cible ! J'essaierais de passer par l'arrière pour la mettre en plein dans le mille. » Ce n'est pas un sniper qui parle depuis un toit d'immeuble, c'est un personnage confortablement installé à la base de Creech, dans le Nevada. Il pilote un drone qui s'apprête à lancer un missile Hellfire sur un groupe suspect en Afghanistan.
Avec le drone armé, entre la gâchette sur laquelle on a le doigt et le canon d'où va sortir le projectile, ce sont des milliers de kilomètres qui s'intercalent. Cette mise à distance fait éclater la notion même de guerre : qu'est-ce qu'un combattant sans combat ? où est le champ de bataille ? et peut-on vraiment parler de guerre quand le risque n'est pas réciproque, quand des groupes humains entiers sont réduits à l'état de cibles potentielles – en attendant de devenir légitimes ?
Dans la guerre à distance, peu importe que ce soient des machines qui tuent des êtres humains : l'essentiel est qu'elles les tuent humainement. Ce livre montre la gravité des questions éthiques, psychologiques, juridiques, que pose cette nouvelle merveille de la technologie militaire.
Au Moyen Âge, « métaphysique » cesse d’être le nom d’une série de livres d’Aristote, pour devenir celui de la science la plus haute, dont cet ouvrage explore les diverses formes. Science théologique, la métaphysique conserve d’abord une dimension d’exercice spirituel. Tournée vers la considération rationnelle de Dieu, elle rivalise avec le kalam musulman comme avec la théologie chrétienne.
Mais la genèse n’est rien sans une interrogation sur les structures : peut-on ramener le jaillissement infini des métaphysiques du Moyen Âge à une forme d’unité générale ? Ce livre souhaite d’abord faire droit à la « diversité rebelle » des métaphysiques médiévales. Il montre comment se croisent et se diffractent de multiples manières l’ontologie et la théologie. Il les regroupe donc autour de trois structures : entre la multiplicité infinie des positions historiques et l’unité abstraite d’une « essence de la métaphysique », il aperçoit une diversité médiatrice.
On y lit que le concept d’« onto-théologie » est trop vaste pour être pertinent, et en filigrane s’y dessinent quelques pistes pour renouveler la question de la métaphysique aujourd’hui.
La joie occulte le tragique de notre existence et nous insensibilise aux souffrances du monde. Les philosophes, dès lors, en font une passion sage une vertu. Sont-ils pour autant des êtres joyeux ? Les penseurs tristes, eux, nont rien de doctrinaires de la tristesse. Ils contemplent notre condition à travers les loupes de leurs larmes. Leur lucidité ne nous rend pas plus heureux. Comme elle s'exprime avec élégance, elle invite notre intelligence et notre sensibilité au plaisir de flirter entre elles. Elle nous rend le sourire. Nous sommes sous le charme. F.S.