Entre la société du spectacle de Guy Debord et la société de contrôle de Michel Foucault, la « société du spectral » est celle où les corps sont contrôlés par des spectres, c’est-à-dire par tous les dispositifs technoculturels qui influencent, manipulent ou transforment les affects, les désirs, les attentions les plus imperceptibles. Le corps de star – incarnation du glamour –, la marionnette et le sex machine sont les expressions exemplaires de cette société fantomale, que peuplent des corps-machines soumis au règne de cette domination d’un genre nouveau.
La Société du spectral réunit deux textes très proches, complémentaires, indissociables même, s’attachant à interpréter ce qu’il y a lieu de penser de figures énigmatiquement voisines (et énigmatiquement impensées) : la star et le glamour, dans le premier des deux ( “Corps de star et sex machine”), et la marionnette ou l’automate, dans le second (“La société du spectral” qui donne son titre au volume). Dans “Corps de star et sex machine”, il s’agit de comprendre comment se fabrique un « corps de star », selon quels procédés, quels discours, quelles mises en scène, politique, économique, sociale.
L’hypothèse de départ consiste à inscrire l’exemplarité du corps de star dans cette tradition du corps-machine. Le corps de star serait une sorte de corps-machine propre à la modernité, une véritable machine (ici sex machine), dont la fonction consiste à produire une force d’envoûtement, d’ensorcellement ou de charme. C’est ce que l’industrie culturelle, cinématographique, hollywoodienne, aura nommé le glamour. Mais d’où vient ce mot, quelle en est la signification et surtout quelle forme d’esthétique une telle notion peut-elle produire sur le corps de star ?
Après une longue histoire, et contre toute attente, le mot « glamour » provient du mot français grammaire, qui désignait au Moyen Âge tous les domaines de compréhension difficile ou cachée. D’ailleurs le mot grimoire est de même origine. D’où cette persistance, dans le glamour, du secret, de l’envoûtement, du charme, qui ensorcelle les yeux du spectateur. Pour bien comprendre le sens du terme, il s’agira surtout de lire certains textes de réalisateurs, comme von Sternberg, qui parle du glamour de Marlene Dietrich ou de Greta Garbo.
“La société du spectral”, le second des deux textes s’articule entre la société du spectacle de Guy Debord et la société de contrôle de Michel Foucault. La société du spectral serait cette société où les corps sont contrôlés par des spectres, c’est-à-dire par tous les dispositifs techno-culturels produits par cette même société, et qui influencent, manipulent ou transforment nos affects, nos désirs, nos attentions les plus imperceptibles. Et, là aussi, la figure de la star, jouet du désir, serait un agent majeur, un acteur de ce nouveau théâtre de marionnettes.
Livre bref et limpide, où se reconnaît le style des livres de Serge Margel, mais appliqué à un sujet inattendu de lui.
La science-fiction a souvent exploré l'idée d'un « lecteur de cerveaux », appareil qui permettrait de lire directement nos pensées. Plusieurs articles scientifiques récents reprennent et discutent un tel projet. Mais ce rêve, ou ce fantasme, pose des questions fondamentales et passionnantes sur la notion même de « pensée ». Peut-on vraiment concevoir un lecteur de cerveaux ? Quelles seraient ses fonctions ? Quel usage en ferions-nous ? Comment transformerait-il les relations humaines ?
La fiction, scientifique, mais aussi romanesque (Proust) et cinématographique (Hitchcock), permet ici de véritables expériences imaginaires, nous éclairant sur ce que nous appelons la pensée, et sur ses modes de communication.
Les idées vraies sont éternelles, et ce qui aurait dû être mort et enterré, ce qui a été discrédité de fond en comble, opère un retour en force. Car les menaces écologiques, économiques et cybernétiques qui pèsent désormais sur nous font surgir la chance unique de réaffirmer quelques enseignements qu'on disait engloutis dans le bain de sang de l'histoire.
Pour la première fois, Zizek dégage des voies politiques concrètes, fondées sur le volontarisme, une justice strictement égalitaire et la confiance dans le peuple - en résumé, une « version réinventée de la dictature du prolétariat ». Partant d'un plaidoyer en faveur de penseurs que la « police philosophique » a jugés antidémocrates - Platon et son « roi philosophe », Nietzsche et sa « volonté de puissance », Heidegger tenté par le national-socialisme, Foucault enthousiasmé par la révolution iranienne -, Zizek renverse ensuite les perspectives : il dissèque leurs dérives, autant de « bons pas dans la mauvaise direction », et nous montre sous un jour nouveau le « potentiel émancipateur des échecs passés ».
Puis il passe au crible trois problématiques contemporaines : le concept de multitude forgé par Hardt et Negri, la soustraction badiousienne et, surtout, le « malaise dans la nature ».
Dans ce nouvel opus combatif, Zizek cherche le noyau de vérité des causes prétendument perdues et se livre à un véritable acte de foi.
Quand il s'agit du don, les philosophes se veulent les plus généreux. Le seul vrai don à leurs yeux est le don sans retour. Toute réciprocité leur semble d'emblée complice de l'échange marchand. Ce soupçon peut-il expliquer que depuis quelques décennies - en France notamment - se soit développée une pensée du don hantée par l'exigence du gratuit ? Et que cette pensée se soit souvent formulée dans une réflexion sur le monde comme « donné » selon une approche issue de la phénoménologie ? Cette démarche est-elle légitime ?
La réponse varie fortement selon qu'il s'agit de Derrida, Levinas, Henry ou Marion. Elle diffère plus encore chez Ricoeur et chez des penseurs réfléchissant sur les sciences sociales comme Lefort et Descombes. Si le débat est souvent obscur, estime Marcel Hénaff, c'est que font défaut de nécessaires distinctions entre les divers types de don. Le don gracieux et le don solidaire ignorent l'exigence de réciprocité. Celle-ci au contraire s'impose au coeur du don cérémoniel qui est d'abord décision d'alliance : geste de reconnaissance publique mutuellement accordée, par quoi le lien social proprement humain s'affirme lien politique.
Dans les années 1960, Althusser avait imposé l'idée d'un retour à la vraie pensée de Marx, en phase avec les formes nouvelles de la pensée structuraliste, mais aussi avec les nouveaux espoirs révolutionnaires qui secouaient la planète. Les événements de mai 1968 avaient fait exploser l'althussérisme, pris à revers par la révolte de la jeunesse étudiante et mis au service de la réaction mandarinale.
Au-delà des thèses propres d'Althusser, ce livre écrit il y a près de 40 ans prenait pour cible le retournement des pensées de la subversion au profit de l'ordre. Ce retournement repose sur un présupposé simple ; si les dominés sont dominés, c'est qu'ils ignorent les lois de la domination. Et il appartient aux savants d'apporter la vérité aux masses aveuglées, incapables de prendre en mains leur propre destin. En critiquant radicalement l'althusserisme, Jacques Rancière entamait une trajectoire consacrée depuis lors à l'exploration des conséquences de la présupposition inverse, celle de l'égalité des intelligences, d'une capacité commune à tous, qui fonde seule la puissance de la pensée et la dynamique de l'émancipation. Et ce « livre de jeunesse » peut aider la réflexion sur un présent où l'ordre capitaliste a repris à son compte l'argument marxiste de la nécessité historique et scientifique.
Le Consentement meurtrier interroge au plus profond les racines de la violence. Celle-ci ne se résume pas à son exercice dans certains cas extrêmes : meurtres ou guerres. Elle a pour origine ce qui en chacun de nous déjà commence à pervertir le lien nécessaire entre l'éthique et les intérêts qui commandent toute action, personnelle ou plus généralement politique. Ainsi sommes-nous conduits à transiger en permanence avec le type de responsabilité qu'appellent pourtant de partout le secours, le soin et l'attention exigés par la vulnérabilité et la mortalité d'autrui. Pour autant, un tel consentement n'est pas une fatalité, et ce livre explore aussi quelques-unes des voies qui permettent de s'en dégager : la révolte, la bonté, la critique et la honte. Sa méthode opte pour une démarche rarement explorée : soutenir la réflexion philosophique de sources littéraires (Camus, Zweig, Grossman, Kraus, Ôé) qui nous font pénétrer le surgissement d'un tel consentement plus finement que ne le feraient une théorie et ses concepts.
« II y a une forme de légèreté et de grâce dans le simple fait d'exister, au-delà des occupations, au-delà des sentiments forts, au-delà des engagements, et c'est de cela que j'ai voulu rendre compte. De ce petit plus qui nous est donné à tous : le sel de la vie. » F. H.
Dans cette méditation tout en intimité et en sensualité, l'anthropologue Françoise Héritier traque ces choses agréables auxquelles notre être profond aspire, ces images et ces émotions, ces moments empreints de souvenirs qui font le goût de notre existence, qui la rendent plus riche, plus intéressante que ce que nous croyons souvent et dont rien, jamais, ne pourra être enlevé à chacun.
Les religions sont trop utiles, trop efficaces et trop intelligentes pour être abandonnées aux seuls croyants. Voilà le point de départ de l'exploration, par un athée, des religions
catholique, juive et bouddhiste. Délogées de leurs structures transcendantes ou surnaturelles, envisagées comme des sagesses à l'usage de tous, ces religions aident à résoudre des
problèmes concrets de la vie moderne: elles engendrent des sentiments de communauté humaine, encouragent la vertu, prônent des relations longues et durables, aident à contenir
l'envie et le ressentiment, et luttent contre le matérialisme de la société de consommation. Leurs rituels et leurs lieux de culte enseignent l'importance de la beauté, du savoir et de la culture. Mais surtout, elles dévoilent notre vraie nature: ce besoin d'être aimés et consolés qui ne peut jamais être entièrement satisfait par le cours ordinaire de la vie. Au lieu de moquer les religions, athées et agnostiques feraient mieux de 'piller' les bonnes idées dont elles regorgent. Ce livre leur ouvre la voie avec un humour, une finesse et une perspicacité remarquables. Mêlant la plus grande impiété et le plus grand respect, Alain de Botton prend ainsi à revers le sempiternel débat qui oppose croyants et non-croyants, invitant les seconds à jouir de tous les outils de connaissance de soi que les religions ont élaborés au fil des siècles.
Que partagent trois événements, sinon d'être d'une égale importance historique malgré les apparences : la tombée en désuétude du duel en Grande-Bretagne, l'abandon du bandage des pieds en Chine et la fin de la traite négrière atlantique ?
Ce sont trois révolutions morales, au sens d'une transformation rapide du comportement moral et non pas simplement des sentiments moraux. Elles ont en commun également de ne résulter d'aucun retournement de l'opinion suite à des arguments - politiques, religieux ou moraux - qui, nouveaux, auraient bouleversé les rapports de force : au contraire, depuis longtemps on savait que le duel était meurtrier et irrationnel, le bandage des pieds cruellement mutilant, l'esclavage une atteinte à la dignité humaine. L'important est ailleurs : au coeur de chacune de ces transitions a joué quelque chose que l'on nommait très naturellement « honneur ».
L'honneur est un sujet crucial que la philosophie morale contemporaine a trop négligé : l'amour-propre ou respect de soi est essentiel à toute réflexion sur la question de savoir ce qu'est vivre une vie humaine réussie. Il n'est de société possible que grâce à la reconnaissance, ce besoin partagé par chacun que d'autres nous reconnaissent en tant qu'êtres conscients et nous témoignent que nous les reconnaissons. Ce besoin est au fondement des identités sociales. Hier, ce furent des conceptions de l'honneur national qui dictèrent la fin du bandage des pieds, ce furent des conceptions de l'honneur chez des ouvriers très éloignés des plantations du Nouveau Monde qui pesèrent dans l'abolition de l'esclavage moderne. Demain, qu'est-ce qui fera disparaître au Pakistan les crimes d'honneur ?
Une série de portraits de penseurs restés en marge des mouvements majoritaires de la philosophie contemporaine, réunis autour du thème de la « possession » : une enquête sur la manière dont les divers modes de possession (toutes opérations par lesquelles des éléments physiques, biologiques, psychiques ou techniques sont intégrés, capturés par un être qui les fait siens) permettent d'envisager des projets de reconstruction métaphysique originaux en dialogue avec des champs d'investigation hétérogènes – de la psychologie expérimentale aux sciences sociales et politiques, en passant par la philosophie de la nature, de la biologie et de la perception.