« Le bel âge » : quand le vieux Casanova songe à sa jeunesse, c'est en ces termes. L'expression est mélancolique, mais non le récit. L'Histoire de ma vie n'embaume pas les jeunes années : elle en restitue la fraîcheur. Casanova évoque ses fredaines sans regret ni jugement. « Ce sont des folies de jeunesse. Vous verrez que j'en ris, et si vous êtes bon, vous en rirez avec moi. »
L'Histoire de ma vie a connu bien des mésaventures éditoriales. Le manuscrit autographe est désormais conservé à la Bibliothèque nationale de France, et la Pléiade en prépare une édition intégrale. De cette édition Le bel âge offre l'avant-goût. On y suit le chemin qui mène de Bettine à Henriette en passant par Lucie et Christine, sans compter celles dont le nom s'est perdu – et de Venise à Padoue, à la Calabre, à Constantinople, où « le vêtement oriental ne dérobe rien à la cupidité », et à Paris, qui est une fête. Au Palais-Royal, à l'Opéra, au bordel ou à la Cour, Giacomo est vénitien comme l'Usbek de Montesquieu était persan ; il s'étonne de tout, et sa candeur madrée (ou est-ce une hardiesse candide ?) fait merveille : Mme de Pompadour se retire « pour rire à son aise ». Mais bientôt l'horizon s'obscurcit. Trop de libertinage impatiente Venise. Messer Grande, le chef de la police, met la main sur l'« infracteur » et l'emprisonne « sous les Plombs », où il passera quinze mois avant de réussir une évasion d'anthologie : étonnante aventure, récit haletant. Casanova a trente et un ans. Il s'exile. Le bel âge prend fin.
Il lui aura fallu attendre le très grand âge pour rencontrer enfin en lui-même cet enfant rieur qu'il aurait pu être si les circonstances - deux guerres, et quantité d'incertitudes écrasantes pour sa jeunesse - avaient rendu cela possible. A tant d'années de distance, afin de ne pas imposer au personnage principal son 'moi actuel, qui depuis lors a tant vécu', il s'agit pour lui de ré-imaginer à partir des souvenirs. Voilà pourquoi ce livre est à lire comme le roman des commencements d'une vie, dans une société désormais lointaine : un monde plus paysan qu'urbain, fait de grandes maisonnées, de vastes parentèles, de fermes et de terres et de chevaux - mais aussi de règles strictes, de droits et devoirs inégalement partagés entre les sexes, de profond respect pour les lois, les hiérarchies... et de tentatives de révolte.
Tout en chapitres courts composés avec vivacité, dans l'écriture si transparente et sereine qui - alors - ne lui était pas encore advenue, Henry Bauchau raconte ici (de 1913 à 1940) une partie importante de 'son époque'. Et lui qui a longtemps cru qu'il deviendrait un 'homme d'action', lui qui a si tardivement rencontré sa vraie vocation d'écrivain puis la notoriété littéraire, lui qui, pour tant de lecteurs, depuis longtemps fait figure de vieux sage, prend un visible et malicieux plaisir à redessiner les péripéties dangereuses et les courants contraires dont a fini par s'affranchir l'enfant rieur.
« Je devrais être mort depuis le mardi 4 janvier 2011. Et pourtant je suis là, chez moi, dans cette maison qui m'est de plus en plus étrangère, assis, seul devant la fenêtre, repensant à une infinité de détails, réfléchissant à toutes ces petites choses méticuleusement assemblées par le hasard et qui, ce jour-là, ont concouru à ma survie. »
Victime d'un terrible - et rarissime - accident d'ascenseur dans une tour de Montréal, Paul Sneijder découvre, en sortant du coma, qu'il en est aussi l'unique rescapé. C'est le début d'une étrange retraite spirituelle qui va le conduire à remettre toute son existence en question. Sa femme, ses fils jumeaux, son travail, tout lui devient peu à peu indifférent. Jusqu'au jour où, à la recherche d'un emploi, il tombe sur la petite annonce qui va peut-être lui sauver la vie.
Ce roman plein de mélancolie est aussi une comédie étincelante. L'auteur d'Une vie française y affirme à nouveau avec éclat son goût pour l'humour noir.
La bécasse est un petit reporter intemporel et atypique. Sa supposée naïveté lui permet de dire tout ce qu'elle pense aux grands de ce monde - avec indignation, insolence ou humour.
Elle parcourt la Terre entière, se glisse dans la peau de chacun et tente de déceler, chez les puissants, les ressorts secrets qui font l'Histoire. Elle vit cent vies et ne sait plus, à certains moments, qui elle est tant la violence du monde bouleverse ses certitudes. De 2001 à 2011, de l'attentat du World Trade Center à la mort de Ben Laden, dix ans d'Histoire et d'émotions la traversent, qu'elle métamorphose sur la page. Au lecteur de lui donner forme et visage.
Ces textes impertinents, parus dans différentes revues, sont réunis ici pour la première fois en un recueil. Ironiques, drôles, parfois féroces, ils s'adressent à tous.
Un assassinat en pleine brasserie et en plein jour, mais personne n'a rien vu, et le mort est un inconnu.
Un patriarche étrange, assisté de deux geishas non moins équivoques, au coeur d'un vaste espace de banlieue. Un narrateur adolescent, précoce et tourmenté. Des personnages insolites et une enquête qui piétine.
Une investigation à l'objet fuyant qui, pour le jeune homme, prendra la forme d'une quête d'identité, fantasque et obstinée.
Tel un vieil alcool dont les vapeurs colorent la vie, la prose de Jean-Claude Pirotte est un enchantement permanent.
« Si tu passes la rivière, si tu passes la rivière, a dit le père, tu ne remettras plus les pieds dans cette maison. Si tu vas de l'autre côté, gare à toi, si tu vas de l'autre côté. » J'étais petit alors quand il m'a dit ça pour la première fois. J'arrivais à la moitié de son bras, tout juste que j'y arrivais et encore je trichais un peu avec les orteils pour grandir, histoire de les rejoindre un peu, mes frères qui le dépassaient d'une bonne tête, mon père, quand il était plié en deux sur sa fourche. J'étais petit alors, mais je m'en souviens. Il regardait droit devant lui, comme si la colline et la forêt au loin n'existaient pas, comme si les restes des bâtisses brûlées, c'était juste pour les corbeaux, comme si rien n'avait d'importance, plus rien, et que ses yeux traversaient tout.
PRIX ROSSEL 2011
Des adolescents, pour certains à peine sortis de l’enfance et déjà en perdition : massacrés par la famille, la société, les institutions. Six d’entre eux vont raconter, à la première personne, dans la langue brutale et splendide qui est leur seule arme, la guerre invisible que l’époque mène contre ses propres enfants. Cela se passe aujourd’hui, en France, dans les marges de la région bordelaise. À mesure que Marco, Sylvie, Xavier, Malid, Manon et Thierry racontent, leurs chemins se rejoignent. Ils vont former ce « dernier contingent » dont l’épopée durera douze semaines, sidérantes de noirceur et de beauté, comme une longue catastrophe montrée au ralenti.
«Dès ma première rencontre avec Lucie, une formule espagnole m'est revenue à l'esprit : 'los ojos con mucha noche', les yeux avec beaucoup de nuit. Les 'coups de foudre' sont rares, les coups de nuit encore plus. Les tableaux où Lucie apparaîtrait, si j'étais peintre, devraient être envahis par l'intensité de ce noir sans lequel il n'y a pas d'éclaircie. Noir et halo bleuté. Tout le reste, robes, pantalons, bijoux, répondrait à ce noir, nudité comprise. Mais la preuve, ici, est dans les lèvres, la bouche, la langue, la salive, le souffle. C'est en s'embrassant passionnément, et longtemps, qu'on sait si on est d'accord. Le long et profond baiser, voilà la peinture, voilà l'infilmable. J'arrive toujours avec dix minutes d'avance. J'entends l'ascenseur, le bruit de la clé de Lucie dans la serrure, les rideaux sont déjà fermés, action.»
« Oui, au début ça avait l'air facile : « Vous allez nous inventer une vie », toute une vie. Au fond, on me demandait de m'inventer. Une nouvelle vie. J'avais l'embarras du choix... Je pouvais raconter ma vie d'empereur de Chine. Ou dé légionnaire romain, de bandit catalan, que sais-je ! Au fond, j'ai eu de la chance : j'ai réinventé ma propre vie, juste avec un léger décalage. Je ne pouvais pas savoir que cette vie-là, j'allais la vivre. Pour de vrai ! Que la mort par moi racontée, je devrais la subir. Littéralement (si j'ose dire). » R.R.
L'esprit de l'escalier est un hymne à l'imaginaire, ayant valeur de testament. Raúl Ruiz y a mis la toute dernière main quelques jours avant sa mort. Qu'il ait pris un revenant pour alter ego prend une signification particulière, même si le thème du spectre est récurrent dans son oeuvre cinématographique. Le fantastique facétieux, le nonsense ironique, le burlesque déstabilisant nous sont libération. Désarmés par mie insolite poésie, nous assumons enfin avec humour de n'être jamais qu'apparitions. Jean-Luc Moreau
La coutume s'était instaurée d'exiger toujours des plus jeunes étudiants un genre particulier de dissertation ou d'exercice de style qu'on appela cuniculum vitae : c'était une autobiographie fictive, située à une époque quelconque du passé. On s'entraînait ainsi à pénétrer précautionneusement dans des cultures, des époques et des pays du passé, on apprenait à considérer sa propre personne comme un travesti, comme l'habit précaire d'une entéléchie.
Hermann Hesse, Le jeu des perles de verre.
1943. Des cendres de l'esprit européen, Hermann Hesse fait naître un curieux phoenix : une province entièrement vouée à l'étude nommée Castalie. Le culte de l'excellence intellectuelle y recommande la rédaction d'autobiographies fictionnelles. Comme si l'ultime perfectionnement nécessitait de se faire faux bond, pour rejoindre tel ou tel de ses possibles avatars. Au coeur de la collection Alter Ego se place le pari de Hermann Hesse. Les plus belles trajectoires, les grandes forces créatrices peuvent gagner à faire un pas de côté. Alter Ego veut offrir à des écrivains cette aventure de l'autobiographie fictive comme une équipée littéraire tout aussi exotique qu'intime. Un voyage par l'altérité pour atteindre les seules frontières qui pourraient paraître lointaines aux auteurs, celles dessinées par les contours de leur propre oeuvre.
Les os sont les sujets du “royaume de la mort” que gouverne Esther Guardi. Anthropologue spécialisée en paléo-pathologie, elle se penche sur l’examen de stigmates osseux à la recherche des lignes de Harris, ces aspérités qui indiquent maladies et blessures anciennes, et tente d’en interpréter le sens. Au Kosovo, des experts mandatés par le Tribunal pénal international ont ouvert des fosses et demandent la participation de spécialistes pour procéder aux travaux d’identification des corps. Il s’agit de rendre leur nom aux victimes dissimulées sous la terre et de déterminer les circonstances de leur mort. Et ainsi de permettre à leurs proches de commencer un travail de deuil. Esther décide de rejoindre la mission et peu à peu, pour elle, l’exhumation des corps se double de l’exhumation de soi : au fur et à mesure que les ossements fragiles lui murmurent leurs secrets, Esther dessine, à travers évocations de l’enfance et récit de rêves, l’histoire de ses propres failles, familiales et affectives. Les joies, les tourments s’entrelacent avec les souvenirs enfouis et il faudra le patient travail de l’analyse pour accéder au sens et ouvrir, enfin, la porte au bonheur d’exister. La psychanalyse s’inscrit au cœur du second roman de Nicole Roland qui, après Kosaburo, 1945, continue d’explorer jusque dans ses tréfonds l’expérience de la perte, du manque et du deuil. Elle déploie l’univers réel et onirique de son héroïne avec une profonde pudeur. Celle-là même dont fait preuve Esther face aux corps qu’elle déterre des charniers des Balkans, alliant la précision du geste et des sensations à une pensée hypnotique. A l’image de ces gardiens de la mémoire des morts, Les Veilleurs de chagrin est le roman d’un monde-mémoire, composé de strates, de lignes et de failles, où l’esthétique du fragment, obéissant au principe - aussi imprévisible qu’affectif - du souvenir, trouve une singulière cohérence dans une forme de litanie mélodieuse. Comme si le ressac et la répétition étaient l’unique voie pour ne pas laisser les mots mourir dans sa gorge.