Quelques précisions. Ce texte a été écrit en 2002, alors que je menais des recherches en vue d'un autre livre, depuis publié. Il est né de la rencontre entre les thèses d'un chercheur allemand brillant et insaisissable - Theweleit - et un texte d'un fasciste belge où celui-ci, par le jeu des images et de la langue, laisse lire la structure même de sa pensée. Le fait qu'il écrivait en français m'a permis de tenter une analyse plus approfondie de certaines intuitions ; de mener une vérification expérimentale d'une certaine théorie du fascisme, celle proposée par Klaus Theweleit. Celle-ci, on pourra le voir, porte sa part de vérité, comme la portent d'autres lignes de pensée que j'ai pu explorer par ailleurs, avenues, défrichages, culs-de-sacs, ou brusques plongées dans le noir que cette théorie croise sans jamais les recouper. Car l'objet est tel que quelle que soit la rigueur avec laquelle on le cerne, toujours par un autre côté il échappe ; toujours ses profondeurs, mises à nu, se doubleront d'autres profondeurs insoupçonnées, et repliées sur elles-mêmes, parfois, pour ne former qu'une surface lisse, morne, banale, mais toujours prête à de nouveau crever sous les pieds de celui qui s'y aventure. J.L.
Dix beaux jeunes gens s'isolent en Toscane, sur les hauteurs de Florence, et se racontent des histoires (de sexe, bien entendu). S'agit-il du Decaméron, que Boccace situait pendant la grande peste de 1348 ? Non, nous sommes autour de l'an 2000 à la Villa Malin et nos amis, pensionnaires du hasard, orphelins privés de catastrophe, jouissent du bel été italien sans rien faire... Mais ce « rien » est-il matière à écrire ?
Nos petites histoires navrantes ont-elles un lien avec l'autre histoire ? Plaisir simple du livre de l'été : la paresse de nos vacances s'y double d'un vrai roman d'aventures avec complots, masques, combats au sabre ou au pistolet, galopades et gaillardises bien troussées. Au bordel sous Napoléon Ier, un duo saphique, Coralie et Delphine, charme deux clients qui ont le même nom : Fourier et Fourier. Charles et Joseph inventent la même chose : des « séries ». Des séries mathématiques pour Joseph, pionnier de la physique moderne et des statistiques ; des « séries passionnées » pour Charles, l'utopiste de la liberté sexuelle ; des séries de séries qui exaltent « la propagation de la chaleur », sexes en rut, fûts de canon,
De l'amour à la guerre, entre France et Italie, l'ironie cruelle de l'Histoire modifie les lois de l'attraction magnétique : les aimants se repoussent au lieu de s'attirer. De nos jours, les « séries » ne sont que télévisées. Fade ou grotesque, la comédie du savoir et de l'art ne cultive plus que notre mélancolie. Néanmoins, polarisés ensemble, Bien-pensants et Mal-aimants, en avance ou en retard d'un siècle ou d'une génération sur le Grand Soir de l'amour libre, croient toujours au Paradis.
Elle, c'est la Mère, la Mère Nourricière. Et eux, ses enfants. Elle en a six cents, sans compter ceux qui sont partis. Ouvriers, ingénieurs, travailleurs ardents. Plus ou moins beaux, plus ou moins doués, comme tous les enfants d'une même portée. On l'appelle la Mère SINOC : Société Industrielle Nautique d'Objets Culbuto. Elle fabrique des ustensiles de plaisance qui ont la particularité de ne jamais se renverser en mer, même en cas de tempête.
La Mère SINOC fait vivre toute la ville. Ses enfants lui doivent tout. Elle leur a tout donne. Du même coup, elle ne leur pardonne rien. C'est ainsi : même avec eux, il lui arrive d'être arbitraire et injuste.
C'est probablement le danger des familles trop nombreuses...
Ce roman musical, écrit par Arnaud Cathrine et Florent Marchet, se décline en dix-neuf tableaux et autant de chansons.
Les narrateurs sont deux frères nés de mère algérienne et de père allemand. Ils ont été élevés par un vieil oncle immigré dans une cité de la banlieue parisienne, tandis que leurs parents restaient dans leur village d'Aïn Deb, près de Sétif. En 1994, le GIA massacre une partie de la population du bourg. Pour les deux fils, le deuil va se doubler d'une douleur bien plus atroce : la révélation de ce que fut leur père, cet Allemand qui jouissait du titre prestigieux de moudjahid...
Basé sur une histoire authentique, le roman propose une réflexion véhémente et profonde, nourrie par la pensée de Primo Levi. Il relie trois épisodes à la fois dissemblables et proches : la Shoah, vue à travers le regard d'un jeune Arabe qui découvre avec horreur la réalité de l'extermination de masse ; la sale guerre des années 1990 en Algérie ; la situation des banlieues françaises, et en particulier la vie des Algériens qui s'y trouvent depuis deux générations dans un abandon croissant de la République. «À ce train, dit un personnage, parce que nos parents sont trop pieux et nos gamins trop naïfs, la cité sera bientôt une république islamique parfaitement constituée. Vous devrez alors lui faire la guerre si vous voulez seulement la contenir dans ses frontières actuelles.» Sur un sujet aussi délicat, Sansal parvient à faire entendre une voix d'une sincérité bouleversante.
Pendant sept mois, l'ancien otage d'un régime de terreur revit intensément les heures les plus sombres de sa captivité. Détenu au dernier étage d'une mystérieuse 'villa', il partageait alors sa cellule avec le matricule 53, un prisonnier soumis aux pires séances de torture. Dans la pénombre, une connivence finit par s'installer, comme si ce compagnon de cellule se libérait par la parole des aveux obstinément refusés à ses bourreaux. Souvenirs fidèlement reproduits ou fabriqués après coup, Okosténie constitue un témoignage mouvant qui fait jouer sur le même plan plusieurs niveaux d'identités, de vérités et de temporalités. Aussi s'agit-il d'un roman gigogne où sont cachées autant d'évasions possibles d'un voyageur immobile.
Mallarmé : son nom n'en finit pas d'irradier la conscience littéraire. Une oeuvre à la fois mince et d'une profondeur inquiétante. Des poésies dont la radicalité formelle reste sans égale. Des proses qui fascinent autant qu'elles déroutent. Un chef-d'oeuvre, le Coup de dés, dans lequel mots et espacements s'ordonnent aux grands rythmes cosmiques. Et pourtant cet adepte déclaré de l'action restreinte fut aussi poète de circonstance, journaliste de mode, chroniqueur culturel, critique d'art engagé dans la cause de l'impressionnisme. D'un côté, un poète métaphysicien. De l'autre, un observateur des rituels de la vie culturelle et sociale.
Ces deux Mallarmé n'en font qu'un et le pari est ici de montrer que le sens des formes s'est doublé, chez lui, d'un sens des formalités, c'est-à-dire d'une conscience aiguë des ressorts sociaux qui régissent la littérature. L'oeuvre se voit ainsi placée sous le signe d'une étonnante réflexivité critique, en ce qu'elle porte à son comble la logique d'autonomisation du champ littéraire moderne tout en problématisant le principe de fiction dont dépend l'enchantement esthétique. Au miroir du texte mallarméen, c'est tout l'univers symbolique l'ayant rendu possible qui se donne à voir, dans un rapport fait de distance et de participation aux cérémonies de la littérature.
Retracer la genèse de l'esthétique mallarméenne, lire de très près les textes dans lesquels celle-ci s'est accomplie, faire valoir à la lumière d'une expérience exemplaire que dans la forme la plus fermée au social c'est encore un principe social de fermeture qui se manifeste, tels sont les enjeux du présent ouvrage, indiquant aussi la voie d'une sociologie de la littérature avec les écrivains.
Du Sud au Nord, de la lumière éclatante de Marseille aux Flandres de l'origine, telle est la trajectoire de ce roman. Sa traversée de la France emmène le narrateur sur les traces de son ami Dino, qui s'est donné une mort violente. En acceptant de mettre en ordre ses papiers, il se mesure à la mère de son ami défunt et à une campagne inquiétante, peuplée d'êtres frustes. Il se confronte surtout au souvenir de Dino au fil de ses carnets, qu'il lit dans le café où Dino a passé des nuits entières à boire avant de céder à l'envie de mourir. Le narrateur évoque avec une nostalgie dépourvue de geignardise ou de ressentiment l'époque de la « sensualité naturellement anarchiste qui ne cherche pas de futur » des années 90, puis se remémore les dernières années de la vie de Dino et son déclin provoqué par une déception amoureuse. Pour le narrateur, un retour vers le Sud ne se fera peut-être pas sans une certaine idée de la liquidation. Évocation de l'effervescence d'une jeunesse, féroce et libre, de tous ses désordres, le roman offre sur l'amitié une réflexion, un regard à la fois chaleureux et sans concession.
«Sibylle déteste l'impression de ses semelles sur le sable. Elle voudrait voler, elle voudrait vivre sur la Lune. Elle ne semble pas pouvoir s'adapter à la vie terrestre. Malingre et apeurée et défaite, et l'air toujours de s'effilocher...
Sibylle agite les mains devant les yeux du jongleur. 'Tu m'écoutes ? demande-t-elle.
- Oui.'
Pourtant, la parabole ne cesse de virer au-dessus de leur tête. Les épaules comme des éoliennes. Oui, elle sait qu'il l'écoute. Elle porte de nouveau la flûte à ses lèvres. Elle joue en confiance. Elle le regarde souvent. Paul ne parle qu'à répondre. Ses yeux écoutent Sibylle tandis qu'il regarde les balles avec les mains. Il dit : 'Je t'aime.' Il y a plusieurs voix ensemble dans sa voix qui est très belle. Et cette voix regarde Sibylle avec tendresse.
Un petit vent se fait porte-parole.
'Salut, ma toute vivante !' chuchote encore Paul. Il respire tranquillement.
Et quand Paul, par son sourire, a dit : 'Je suis là', pour Sibylle, l'instant d'avant, pourtant si pénible, n'a plus d'importance.»
Une heure pour l'éternité. Saint Domingue, 1802. Pour mater Toussaint Louverture et rétablir l'esclavage. Napoléon Bonaparte a envoyé un corps expéditionnaire. Il s'agissait aussi de renflouer les caisses de l'État en reprenant la plus prospère des anciennes colonies, et... d'éloigner de son frère l'incestueuse et volage Pauline. Le général Victor-Emmanuel Leclerc, chef du corps expéditionnaire et mari de Pauline, se meurt de la fièvre Jaune. Même si Toussaint Louverture croupit au fort de Joux, les soldats de métropole ont échoué dans leur reconquête, victimes des maléfices de la terre caraïbe, devenue l'instrument de la vengeance des Noirs.
Trois voix alternent pendant cette heure d'agonie hallucinée : entre deux spasmes, Leclerc, mari cocu et piètre politique, invoque la raison d'État pour justifier la sauvagerie de sa répression. Fruits de son imagination déjà délirante, ses conversations avec l'ombre de Toussaint Louverture posent pourtant clairement les enjeux de cette page très sombre des relations entre la France et Haïti. Le monologue de Pauline, lui, est hanté par ce qu'elle a vu sur les bateaux de la rade : les corps des Noirs pendus et torturés. La voix de la fidèle servante corse, Oriana, témoigne, impuissante, de l'inéluctable : la troupe elle aussi se meurt, alors que Pauline, dans une quête effrénée des plaisirs, tente malgré tout de se divertir.
Quatre textes où l'auteur enlace quinze années de boxe dans une étreinte passionnée parcourue de tendres éclats et de spasmes sulfureux. Dans «Le Rire des Gitans», où s'amorce la fulgurante série de portraits qui illumine tout le livre, le véritable héros est le public qui au bout du compte assène un coup des plus cruels. Suit «Roi des Lions» qui voit l'écrivain s'attacher à un bien étrange champion de France. Enchaînement naturel, «Joe» s'apparente à une longue séance de boxing-shadow entre le narrateur et le champion sedanais Joe Siluvangi, exercice au cours duquel Patrice Lelorain revisite le noble art, et se perd dans la cité ardennaise pour mieux se retrouver dans un finale éblouissant. «Quatre Uppercuts» clôt le livre comme une épure où ne subsiste plus que la danse entre un geste et le destin, qui fuit, embrasse, châtie... ou tue.