Berlin, de nos jours, veille d'une année nouvelle. Matthias Honecker, cadre dans une prédatrice entreprise de téléphonie mobile, est las d'un monde où le trahissent sa voiture, sa machine à café ou ses couronnes dentaires. Sans même parler d'un climat délétère avec sa femme, une intellectuelle parfaitement présentable et « tendance », qui vient de lui faire inopinément cadeau de leur premier enfant avant de sombrer dans la dépression. Crise conjugale, premières affres d'une maturité redoutée, sursaut de révolte désespéré ? Ce trentenaire à la dérive, que seul son patronyme relie à une grande Histoire dorénavant aux abonnés absents, doit d'un même élan déménager et faire honneur au réveillon faussement festif qu'un patron capricieux impose à ses employés, bien loin de Berlin, aux confins improbables de la Poméranie...
Furieux de s'y soumettre, en état d'insurrection maritale et existentielle, Honecker se précipite dès lors dans une épopée déglinguée, vers le rendez-vous inattendu que le hasard lui assigne, en apothéose d'une existence jetée en pâture aux Temps modernes...
Portrait grinçant, jubilatoire, libérateur de notre semblable, le roman de Jean-Yves Cendrey est servi par une langue d'une efficacité et d'une rigueur mordantes. Tel le mythique Chariot de Chaplin, Matthias Honecker nous donne à sa manière des nouvelles de notre société telle qu'elle se débat, aujourd'hui, par-delà les murs qu'elle a éradiqués et pourtant reconstruits, dans l'espace immatériel, postmoderne et tragicomique de son libéralisme en déshérence.
Anna Song, « la plus grande pianiste vivante dont personne n'a jamais entendu parler », laisse derrière elle une oeuvre discographique sans précédent. Malgré la maladie, et dans un engagement du corps et de l'âme proche de la ferveur, elle a voué ses dernières années à arpenter, avec une indéfectible justesse, un territoire musical des plus vastes. Gardien du temple et architecte de la légende : Paul Desroches, son mari et producteur. Mais tandis que celui-ci raconte la femme aimée, de l'émerveillement enfantin aux patientes années d'une vie partagée dans une sorte de culte de la beauté, le scandale éclate. Anna Song n'aurait pas enregistré une seule note de sa discographie, pillée ailleurs par l'amoureux démiurge. Imposture, falsification, trahison : au concert de louanges nécrologiques succède le tapage de l'opprobre, relayé par des médias d'autant plus féroces que bernés.
C'est un fascinant jeu de miroirs qu'orchestre ici Minh Tran Huy dans un deuxième roman qui confirme l'avènement d'un univers d'une impressionnante cohérence. Où l'on retrouve l'omniprésente absence du pays des origines, le Viêtnam, dont la réalité floutée par le temps et l'éloignement s'enracine dans un silence peuplé de contes. Et aussi cette petite musique envoûtante, cette opacité impavide plus généreuse qu'elle ne s'affiche, qui évoque irrésistiblement les eaux calmes d'un lac, sous lesquelles se jouent - et demeurent - les plus violentes tragédies.
Tombeau du premier, du grand, de l'unique amour, entre ode et plaidoyer, La Double Vie d'Anna Song révèle et défend la folie d'aimer, mais aussi le droit à inventer des vies à la hauteur de cette folie.
Prix Renaudot 2009
« C'est l'histoire d'une Emma Bovary des seventies, qui a reproduit lors de son divorce le silence de la génération précédente sur les malheurs des deux guerres.
C'est l'histoire d'un homme devenu un jouisseur pour se venger d'être quitté, d'un père cynique parce que son coeur était brisé.
C'est l'histoire d'un grand frère qui a tout fait pour ne pas ressembler à ses parents, et d'un cadet qui a tout fait pour ne pas ressembler à son grand frère.
C'est l'histoire d'un garçon mélancolique parce qu'il a grandi dans un pays suicidé, élevé par des parents déprimés par l'échec de leur mariage.
C'est l'histoire d'un pays qui a réussi à perdre deux guerres en faisant croire qu'il les avait gagnées, et ensuite à perdre son empire colonial en faisant comme si cela ne changeait rien à son importance.
C'est l'histoire d'une humanité nouvelle, ou comment des catholiques monarchistes sont devenus des capitalistes mondialisés.
Telle est la vie que j'ai vécue : un roman français. » F.B.
Marc Travenne, designer de talent et homme d'affaires, mène une vie agitée. Persuadé qu'il est « passé à côté de sa propre histoire », il décide de tout arrêter, part sur les routes et se retire dans un gîte perdu, dans une région d'Ardèche battue par les vents. Bientôt, une randonneuse énigmatique vient troubler sa solitude. Elle marche, depuis des jours, le long de ce que les géographes appellent la « Diagonale du vide », cette étroite bande de territoire qui partage la France des Landes aux Ardennes et sur laquelle la densité de population est faible et les zones sauvages nombreuses.
Travenne va suivre et poursuivre cette aventurière qui, avant d'être enlevée sous ses yeux, a le temps de lui livrer une part de son secret. De rencontres en révélations, Travenne va voir sa vie basculer, découvrant que la diagonale des solitudes traverse aussi l'Afghanistan ou New York.
'Il voulait qu'on l'appelle Steevy mais il s'appelait Jean-Michel. Elle voulait qu'on l'appelle Lola mais elle s'appelait Laurence. Steevy et Lola, Laurence et Jean-Michel, s'étaient rencontrés au Blue the Blues, une boîte sur la nationale, pas loin de la bretelle de Valenciennes.'
'Humoriste virtuose de la langue et des situations, il sait comme peu aujourd'hui saisir l'esprit du temps.' Jean-Claude Lebrun, L'Humanité
«J'habite Betrachtungstrasse. Au 18 précisément. J'y suis depuis un an. Cette nuit est ma dernière ici, je vais quitter ce lieu et je suis affligé. Je suis affligé parce que tout ici me ressemblait - on me dit peu accueillant. C'était ma tanière, mon trou, mon chantier.»
Munich, 1933. Un peintre, chargé d'exécuter le portrait d'une enfant louant l'avenir radieux de la nouvelle Allemagne, se cloître en compagnie de son modèle. Mais c'est tout autre chose qu'il fait de sa jeune pensionnaire et qu'il déploie comme un cérémonial au fil de son récit. Car ce sont ses carnets que l'on lit ; le narrateur y prend son lecteur à témoin.
On hésitera à discerner dans cet étrange huis clos le jeu du rite ou de la soumission.
«Dès que je pus lire - non plus des contes pour enfants mais des romans 'd'adultes' -, je me mis en quête, dans chacun d'eux, des pages que leur auteur consacrait à l'enfance de ses personnages. Et si je n'en trouvais pas, je restais sur ma faim comme on pourrait l'être au sortir d'un dialogue avec un amnésique. Dans la représentation de l'enfance des autres, je devais rechercher bien sûr, un peu du sens de la mienne. Avide de je ne sais quelle passagère identification. Dans l'espoir de me sentir assez proche pour être rassuré ; assez différent pour me réjouir d'être singulier... Ni saga, ni relation de 'secrets de famille', le triptyque donne à voir un paysage où tout peut s'engloutir et renaître de nouveau. Une histoire qui ne se termine pas mal puisque rien ne finit. Et que tout est naissance.» Pierre Mertens
Malraux parfois visionnaire et Gottfried Benn, un temps, aveuglé. Le magicien Cortázar et le fin limier Sciascia. Malcolm Lowry en enfer et Iouri Tynianov dans les Limbes. La paradoxale allégresse de Kafka et le gai savoir de Milan Kundera. L'énergie désespérée de Pasolini et, de Pavese, le long projet de mourir.
Entre ces dix écrivains, quoi de commun ? Plus ils ont paru fuir l'Histoire, plus elle les a rejoints. Plus ils ont recouru à la fiction, plus ils se sont donné de chances de traduire la réalité. Plus ils se sont gardé des postures romantiques, plus on fut tenté, pourtant, de les enfermer dans cette couleur.
Rongés par la maladie ou l'alcool, enfiévrés par les poisons de l'époque ou portés par leur exil plutôt que minés par lui. Celui-là assassiné, celui-ci suicidaire... Leur désespoir, lorsqu'ils y ont cédé, ne doit pas cacher l'extraordinaire vitalité - et l'ironie - qui les animent.
«Pas d'autre désespoir, a dit Christa Wolf, que de ne pas avoir vécu.» Tel pourrait être le secret des écrivains qui ont inspiré Pierre Mertens et dont il recueille ici l'héritage.
Ce beau texte, où il est question de la physique et de la métaphysique du sexe, surprendra plus d'un lecteur, car il est audacieux et d'une rare originalité.
Audacieux, parce qu'Alexis - l'amant - est aussi impudique que pervers, poursuivant la conquête d'une femme inaccessible, Sophie, alors même qu'il entretient d'autres liaisons. Original parce que peu d'auteurs ont été aussi loin dans la recherche du plaisir et de « l'infinitude » humaine.
Le récit, d'une grande virtuosité, nous promène entre Rennes, Paris, Florence et New York. L'amant y prêche « la merveilleuse abjection, la jouissance absolue de l'obscène, la chute vertigineuse dans l'immonde », tandis que Sophie, « chaque matin, gémit après la chose immonde et délicieuse », mais écrit à l'amant : « Dieu t'aime puisque tu m'as rencontrée. »
Prix Décembre 2009
L'orage, la nuit, le vent, la pluie, le feu, les éclairs, le sexe et la mort. Plus tard, en repensant aux heures sombres de cette nuit caniculaire, je me suis rendu compte que nous avions fait l'amour au même moment, Marie et moi, mais pas ensemble.
La Vérité sur Marie n'est pas à proprement parler une suite, mais un prolongement de Faire l'amour (2002) et Fuir (Prix Médicis 2005).